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No Bears (2022)
Jafar Panahi

Un geste militant

Par Samy Benammar

Elle surgit devant les phares pour affirmer l’injonction qui habite le film: il faut effacer les images. Elles ont perdu leur force de résistance, ne pourront plus sauver quiconque des tyrans dont la puissance hégémonique n’a plus à craindre le dévoilement. Quand bien même nous capturerions la preuve irréfutable de leurs exactions, nous serions plus coupables d’avoir vu qu’eux d’avoir tué.

En janvier dernier, le haut-commissaire des Nations Unies, Volker Türk, condamne l’Iran pour l’utilisation de la peine de mort contre ses citoyens exerçant leur droit fondamental de manifester. En mars, Javaid Rehman rapporte au Conseil des droits de l’homme l’emploi d’armes à feu pour disperser des regroupements contestataires, la torture et les abus sexuels dans les centres de détention. Début avril, le Conseil approuve le texte et accuse Téhéran de crimes contre l’humanité. L’Iran répond à ces accusations, comme elle le fait depuis plus de vingt ans, en reprochant aux Nations Unies d’invoquer les droits humains pour justifier une intervention non légitime dans les affaires politiques du pays.

Les images sont là : six policiers tabassent un gamin dans une ruelle ; sur la place Argentina une femme est maintenue par les cheveux, un « héros national » lui saisit le sein ; une grue retient le corps pendu de Majid Reza Rahnavard à Mashhad. Jouissant d’une immunité acquise par le sang, la violence étatique n’a plus à se dissimuler alors chaque photogramme de cette impossible révolution ne pourra plus inculper que les victimes. Les images sont dérobées avant même de s’imprimer sur les rétines. Dans ce contexte, filmer devient un double crime capital, celui de voir et d’être vu sur un territoire où les images ne peuvent plus apporter que la mort. Elle pèse sur chacun des personnages de No Bears qui incarnent collectivement la notion de scopophobie, crainte morbide d’être observé.

La jeune femme mentionnée en ouverture de ce texte supplie Jafar Panahi de supprimer la photographie qu’il a prise d’elle et son amant illégitime. Autour de cette image, tout un village s’avère aveuglé par une justice qui les a tant opprimés qu’eux-mêmes devenus aveugles, ils s’érigent en bourreaux, prêts à crever les yeux qui refusent de regarder dans la direction de leur tradition, loi ou mensonge, les frontières sont confuses. Tentant d’échapper à la justice Iranienne l’ayant condamné en 2010 pour son cinéma anti-régime, le réalisateur se trouve ainsi acculé par ses propres concitoyens. En écho à l’étroitesse de la pensée du gouvernement d’Ali Khamenei, la promiscuité des rues et le plafond bas de l’appartement forcent les corps à se courber, se tordre, se contourner et se percuter. Ils deviennent les pantins d’un contrôle militaire d’autant plus écrasant qu’il est absent du cadre mais dirige les acteurs à distance. La seule réponse possible est le silence et la tête baissée de Panahi pris entre colère, incompréhension et désespoir d’une situation qu’il ne parvient plus à saisir. Quand il tente de s’éloigner dans la nuit, se rapprocher d’une frontière qu’il semble si simple de franchir et qui ne cesse de l’inviter à abandonner ce pays condamné, à tourner le dos à ses fantasmes révolutionnaires pour s’autoriser lui aussi un air d’existence, la terre lui refuse cette évasion. Au retour, le sable déposé sur son véhicule trahit ses agissements auprès d’un habitant, qui le met en garde contre la police : pourrait se servir de ces traces pour l’accuser. La poussière elle-même est devenue un agent du gouvernement comme pour lui dire que si la vision ne fait plus partie de ses droits, le pays, quant à lui, voit tout.

L’obscurantisme est ainsi exprimé de manière littérale, les regards sont plongés dans le noir et tout ce qu’ils parviendront à voir malgré le sombre voile qui les recouvre pourra être retenu contre eux devant la justice. Pour survivre il faut alors clore les paupières, et quand bien même vous essayeriez de prévoir des stratagèmes pour garder votre capacité de discernement, tout se mettra en œuvre pour obstruer le chemin. En ouverture, le cinéaste s’évertue à réaliser un film en communiquant avec son directeur photo depuis un ordinateur mais la connexion instable est de mèche avec les tyrans. Dans ce monde régi par l’ombre, les limites entre les espaces deviennent difficiles à définir, on ne distingue plus la fiction du documentaire, on ne sait plus si les acteurs de Panahi jouent leurs propres rôles ou si leurs comportements réels se calquent sur la fiction. Eux-mêmes incapables de discerner le vrai du faux, ils se mettent à la poursuite de passeports factices, s’animent d’un espoir dont ils ont connaissance de la vacuité. De scène en scène, le film dévoile ses thématiques mais ne les affirme jamais. Il glisse une multitude de signifiants contradictoires et même après la conclusion, il reste compliqué de comprendre ses enjeux à moins d’accepter une pensée à l’image de l’œuvre et du pays dont elle dresse le portrait, c’est-à-dire chaotique et inapte à trouver des réponses.

No Bears refuse son statut de film, il défait les conventions pour proposer un objet en métastase où chaque coupe ouvre un insaisissable qui redéfinit le statut du discours. Quand les personnages de la fiction que Panahi dirige à distance apparaissent, impossible de savoir s’il s’agit du tournage, du quotidien des individus entre les prises ou d’une scène volée à la réalité de l’Iran. Il en est de même pour le point de vue du filmeur. D’abord les images semblent directement tirées de la caméra du cinéaste mais lorsque l’on voit celui-ci extraire la carte mémoire de son appareil, la mise en abime nous fait entrer dans un paradoxe de la vision. C’est que No Bears devient le monstre en chair et en images que le monde s’évertue à faire disparaître si bien qu’il invite son spectateur à tomber lui aussi dans la paranoïa en se demandant sans cesse qui est en train de filmer.

Jafar Panahi va à l’encontre de l’idée d’un cinéma révolutionnaire, il démontre par l’absurde et en travestissant les codes que dans une situation aussi catastrophique que celle de l’Iran, il ne s’agit que d’un fantasme inconscient. Il n’est plus ni passeur ni lanceur d’alerte, son pas résigné a cessé de croire au pouvoir des images qui n’apporteront rien d’autre que des emprisonnements et des exécutions. Pourtant, la jeune fille se jetant devant les phares de la voiture se colle à la mémoire. Au pied de la vieille dame qui demande au réalisateur s’il croit aux djinns, les deux petits chats blancs se logent dans l’esprit et la cruauté froide de la scène finale s’imprime définitivement sur la rétine. Au milieu de cette oraison funèbre, de cette mise à mal et à mort du cinéma, les fulgurances visuelles persistent et se gravent si profondément qu’elles échappent à l’œuvre et à sa réalité politique pour en proposer une synthèse visible.

Parallèlement et en opposition au discours, la sincérité absolue de l’image parvient ainsi à créer un autre langage. Pour cette raison, No Bears n’est pas seulement l’un des plus sensibles et percutants films politiques de ces dernières années, il est au-delà et avant tout, un inoubliable geste militant.

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Critique publiée le 21 avril 2023.