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Accattone (1961)
Pier Paolo Pasolini

Jugement dernier

Par Jean-Marc Limoges

Quand commence le premier film de Pasolini, on sait pratiquement comment l’histoire se terminera : après s’être traîné les pieds dans le monde interlope et s’être plongé les mains dans des affaires pas propres, des mains sales toujours tendues vers son prochain, l’œil tourné vers son passé, mais le regard dirigé droit vers l’avenir, la tête remplie d’indignation et le cœur de bonnes intentions, l’homme, heurté par une caisse, couché sur le sol, poussera son dernier râle. À une seule différence près : dans le film, Accattone repose sur le dos et regarde vers le haut, dans la vie, Pasolini est abattu ventre contre terre, fixant les enfers [image graphique].

La citation de Dante, placée en exergue — « l’ange de Dieu me prit, et celui de l’enfer criait : "Ô toi [qui vient] du ciel, pourquoi me prives-tu [de lui]? Tu t’empares de la part éternelle de celui-ci à cause d’une petite larme qui me l’enlève » , nous annonce déjà l’ambiguïté du personnage. Le chant d’où elle est tirée explore la deuxième assise de l’Antépurgatoire où patientent ceux qui sont morts par violence et les repentis de la dernière heure : « Tous, nous mourûmes de mort violente, lance l’une des ombres aux poètes, et fûmes dans le péché jusqu’à la dernière heure : à ce moment, une lumière du ciel nous éclaira, de sorte que, repentants et pardonnés, nous sortîmes de la vie en paix avec Dieu, qui enflamme nos cœurs du désir de le voir. » Troublante prémonition! 

Pendant ce temps, la finale de La passion selon saint Matthieu de J. S. Bach – dont Pasolini fera d’ailleurs une adaptation  transporte le spectateur et encourage le mélomane : « Nous nous asseyons en pleurant et sur ta tombe et nous te disons : "[R]epose en paix! Reposez, membres épuisés, reposez doucement! Reposez bien! Votre tombe et votre pierre tombale seront au cœur angoissé comme un doux oreiller, un lieu de repos pour les âmes." » C’est le Christ que l’on pleure.Ce sont les derniers mots de l’oratorio. Ce pourrait être une épitaphe. 

« Accattone » est le surnom de Vittorio (Franco Citti), un proxénète que Pasolini — qui les fréquentait  présente dans sa complexité, sans le juger, nous invitant à nous y essayer. Pour voir. Ce surnom désignerait un pauvre hère subsistant de larcins sans jamais mettre sa vie en jeu, mais seulement celle des autres, et notamment celle des prostituées qu’il embabouine et balance. Avec sa bande, Accattone passe ses journées au bistrot, à s’enfiler des canons, à jouer aux cartes, à tenter de gagner l’oseille qu’on n’a pas. Trimer? Non! Frimer? Oui! Ça dort le jour, paresse la nuit. Ces vauriens se défient, s’invectivent, se menacent. Ils perdent leur temps et leur argent. Ils prennent du soleil et des taloches. Ils trompent l’ennui et la faucheuse. Ils bouffent, ils boivent, ils tombent. Ça se prépare de petites bouffes, en attendant les grandes, les plantureuses, celles qu’ils s’offriront, après une grosse journée, qu’ils n’auront pas volées. Toujours « en grève ». Jamais « au chômage ». Parce qu’« il n’y a pas de chômage pour les voleurs ».  

À ce point, il serait facile de les juger. Sans appel. Mais Pasolini connaissait trop bien les bas-fonds pour les peindre à gros traits et leur foutre une sanction. N’est-il pas louable de ne pas ramper, de refuser de se soumettre, de ne pas baiser le cul de ceux qui vous le bottent? Son credo : cette canaille ne condescendra jamais à travailler  « travailler », quel horrible mot!  à « donner son sang aux autres », les boss de bécosse, les patrons sans envergure, les exploiteurs endimanchés. Souteneurs de tous les pays, soutenez-vous...! « On a tous une vocation, lui lancera, à la cantonade, un badaud qu’il croisera sur la route, et la tienne était d’être un voleur. » Le juger? Allons donc! C’est une sympathique frappe, au final. Un rebelle. Un insoumis. Un révolté. Et fier de l’être. Envers qui la vie n’a pas été cool. Et envers qui on adoucit son jugement.  

Or, ce proxénète aussi caresse le rêve de s’enrichir sur le dos de celles qui s’y couchent. À son frère, qui passe le matin et repasse le soir devant la terrasse où ils glandent, arpentant le chemin de la jobine, du boulot poche, du travail honnête, les gars lanceront : « Ton frère n’a jamais travaillé! Il fait travailler les autres! » Pour le dire autrement, celui qui refuse de se faire exploiter exploite à son tour. Le juger? On ne s’en sort pas.  

Au reste, Accattone a un cœur tendre et sait tendre la main... pour marauder tout ce qui tombe sous celle-ci! C’est une vermine qui ronge son frein et dont remords et regrets rongent le cœur. Si c’était à refaire, répète-t-il à qui veut l’entendre – mais d’abord pour lui-même —, il se reprendrait. Les spectateurs de son chagrin — ceux dans le film et ceux du film — se demandent s’il confesse ou plastronne. On n’est jamais trop sûr avec « ces gens-là ». Et puis, quand on le croit enfin, on assiste à une scène. Accattone et sa colère éclatent. Sur les prostituées. C’est leur faute s’il est misérable. On se rétracte. Il est vilain, le voyou.  

Ce sont ces incessants questionnements — est-il sincère ne l’est-il pas? — et ses multiples revirements — c’est ma faute, c’est la tienne — qui font d’Accattone un vrai film, un film vrai. Les choses ne sont jamais si simples. Et toute la mise en scène va dans le sens de la complexité. Donnons un exemple.  

Observant un enfant de hardes revêtu et jouant seul, Accattone laisse émerger l’émotion qui macère en lui. Il appelle notre sympathie. Or, cet enfant, déduit-on bientôt, est le sien, élevé seul par une ancienne prostituée qu’il a embobinée, puis engrossée, puis abandonnée (on refait la trame, on revoit le drame). Il éveille notre dégout. Repoussé par le père et le frère de celle-ci (qui révèlent à forts cris sa nature aux voisins qui s’attroupent), Accattone — que l’on reprend en pitié — regorgera d’inventivité pour s’approcher de nouveau du petit. Il réussira, lui prodiguera de paternels conseils (que le bambin ne peut piger), portera tendrement la main à son cou (on s’émeut), puis se lèvera et s’esquivera, en emportant le collier qu’il vient de lui chaparder (on frémit), sans manquer de dénigrer son geste (on ne sait plus). Et puis... le père ne vient-il pas de lester le fils d’une chaine dont il n’a rien à faire? Toute la complexité du personnage tient dans cette scène. 

Plus tard, notre pimp croisera une poupine et fixera le pattern en l’effritant (car Pasolini sait que l’artiste est là pour poser des questions, non pour y répondre). Il s’en emmourachera (mais s’en amourache-t-il vraiment?), passera par hasard devant des prostituées (mais est-ce vraiment par hasard?), tentera de savoir ce qu’elle en pense (mais s’y intéresse-t-il vraiment?), la regardera danser avec d’autres hommes tout en serrant les mâchoires (mais les serre-t-il vraiment?)... La focalisation externe, adoptée par Pasolini (sociologue plus que psychologue), rend difficile le jugement. 

Accattone et sa colère éclateront encore. On ne se refait pas du jour au lendemain. S’il l’accuse de tous ses malheurs, il accuse aussi tous ses échecs. Faut-il deviner, derrière cet affront à tranchant double, une déclaration d’amour, dont l’homme ne maîtrise pas les rouages? Faut-il en saisir les signes dans ses gestes, plutôt que ses paroles? Quand Stella (Franca Pasut) reviendra de son premier client, abasourdie, il la cajolera et trouvera, pour elle, un foyer, pour lui, un travail.  

On pourrait croire tout calé. Mais c’est oublier que Pasolini sait écrire et filmer. Entre en scène un flic — à qui la catin d’Accattone coffrée (et jalouse d’apprendre, par une consœur récemment séquestrée, cette amourette) a révélé les illicites affaires — qui se charge de scruter le maquereau pour menotter la main qu’il aura dans le sac, un flic dont les yeux, toujours filmés en gros plan, et du coup décontextualisé, lui confèrent l’omnipotence d’un Dieu. Or, Accattone, finalement fidèle, se tue au travail pour sa blonde. Un travail salissant et avilissant. Un travail honnête, donc. À Stella, le soir, exténué, après une dure journée, quand celle-ci, aimante et attentionnée, lui propose de retourner dans la rue pour les y en sortir, Accattone hurlera : « Le monde me tuera ou je le tuerai. » 

Le lendemain, rangé, résigné, enchaîné à la charrette pleine d’ordures qu’il traîne derrière lui comme son lourd passé, taraudé par la faim que ne comble pas cette corvée, il volera des saucissons. Le flic — omnipotent, le flic — l’arrêtera. Pour les mauvaises raisons. Quelle injustice! Lui qui voulait bien faire... 

Il réussira à lui échapper en conduisant une moto qui le conduira à la mort. Couché sur le bitume, il soupirera, avant que les Anges viennent se disputer sa dépouille : « Je suis bien. » Dur de croire que Pasolini en soupira autant. 

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Critique publiée le 28 septembre 2022.