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Crimes of the Future (2022)
David Cronenberg

RETOUR À LA CHAIR(E)

Par Olivier Thibodeau

De vieilles pantoufles de chair jaunâtre façon mugwump, striées de câbles biomécaniques palpitants. C’est ce que nous invite aujourd’hui à enfiler le légendaire réalisateur canadien David Cronenberg qui, loin de proposer ici un film novateur, nous convie plutôt à ressasser avec une nostalgie ludique les nombreuses obsessions thématiques qu’il accumule depuis le début de sa carrière, amorcée il y a plus de cinquante ans avec les longs métrages Stereo (1969) et Crimes of the Future (1970). Certes, il n’existe qu’une parenté nominative entre le récit du dermatologue fou Antoine Rouge et son plus récent opus, mais il n’empêche que ce dernier constitue une façon brillante pour le réalisateur de boucler la boucle, de dégager à 79 ans un film-somme qui puisse servir de pierre de rosette aux néophytes et de baume aux amateurs déçus par ses escapades états-uniennes, sans doute trop intellectuelles, des années 2010.

Ce nouveau Crimes est une célébration renouvelée de la chair et de ses nombreuses permutations, bénies ou païennes, aguichantes ou odieuses, rendues dans le style léché d’un homme qui a cessé de produire des films à 150 000 $ depuis belle lurette. L'imaginaire de l'artiste reste pourtant intact et il s’agit là d’une chose, voire de LA seule chose, que tend à démontrer le film. Il existe bien un fil narratif dans le scénario, un fil légèrement lâche qui s’effiloche en sous-trames parfois superflues à propos d’une femme infanticide, de son rejeton mutant, de son mari ténébreux et d’une enquête menée par la police du « vice » avec le concours d’un célèbre artiste de la scène. Il existe bien quelques enjeux dramatiques et politiques là-dedans, mais rien qui mérite un résumé exhaustif.

Il y a surtout un monde, un monde de science-fiction horrifique où la douleur, quasi-inexistante de la vie courante, est devenue un plaisir recherché et où l’anatomie humaine évolue de façon inattendue avec l’apparition de nouveaux organes chez certains élus. Or, c’est dans ce monde – et dans tous les personnages excentriques qui le peuplent – que réside l’intérêt de l’œuvre, de même que dans ces deux phénomènes étranges qui servent de canevas pour une grande exposition au musée Cronenberg. Le format policier qu’adopte le récit prend ainsi la forme d’une visite guidée, menée par le « Baron of Blood » lui-même, qui, devant chacun des tableaux, nous en retrace la genèse avec brio.

« Body is reality », peut-on lire sur un écran cathodique lors de la performance artistique de Saul Tenser (monastique Viggo Mortensen) et de Caprice (sulfureuse Léa Seydoux), une chirurgienne sexy qui pratique l’ablation live des organes inédits générés spontanément par son partenaire. On pense alors tout de suite aux prophéties farfelues de Brian O’Blivion, le savant macluhanesque de Videodrome (1983), fondateur de la Cathode Ray Mission et annonciateur du développement chez l’homme technologique de nouveaux organes perceptuels. On se retrouve pile à la fin du 20e siècle, où se campe obstinément l’âme du film. Basé sur un scénario écrit il y a plus de vingt ans, celui-ci élude en effet toute forme de contemporanéité, arborant un mince vernis opportun pourvu par la présence diégétique d’un groupe de mangeurs de plastique post-humains. L’expérience du film s’apparente donc plutôt à un jeu de correspondances, d’identifications, à un grand exercice de référencement sous le signe de l’humour et d’un amour indéfectible pour une carrière glorieuse qui trouve ici son incarnation métaphorique ultime dans l’acte de la chirurgie en tant qu’art, dans l’exhibition décomplexée de la « beauté intérieure » — et extérieure — d'une séduisante distribution.

David Cronenberg est un farceur, un joueur de tours, un amuseur de foule, un maître des attractions. Son cinéma n’est pas sombre, mais lumineux. C’est ce que n’a jamais semblé comprendre son fils Brandon, dont les atrabilaires Antiviral (2012) et Possessor (2020) s’imposent comme de vraies épreuves masochistes, d’où suinte un mépris distinct pour cette humanité que célèbre son père dans toutes ses plus étonnantes excentricités. C’est ce que les concepteurs de la bande-annonce du film ont échoué à saisir également, laissant présager un obscur et frigorifique film de torture porn baigné dans la noirceur d’encre de Possessor. Or, rien n’est plus loin de la réalité de ce polar de science-fiction inoffensif tourné à Athènes, dans une espèce de non-lieu intemporel, anhistorique et semi-industriel, défraîchi surtout, qui résiste admirablement à cette esthétique détestable de l’asepsie qui caractérise la science-fiction moderne, où tous les décors sont trop vides, trop propres ou trop blanc laiteux pour paraître habités. Ici, on nous invite dans un vivarium parfaitement délabré pour y installer une ménagerie d’archétypes colorés.

Tous les personnages types de l’auteur y passent, à commencer par la figure centrale de son cinéma : le savant fou, qu’on décline dans de nombreux formats. Qu’il s’agisse de l’enthousiaste Dr. Nasatir, qui pourvoit au protagoniste Tenser une fermeture éclair abdominale pour mieux l’aider dans sa candidature au concours de la beauté intérieure ou du fiévreux Wippet, fondateur du registraire national des organes, le spectateur n’est jamais en reste des descendants de Rollo Linsky (Shivers, 1975) et des frères Mantle (Dead Ringers, 1988), surtout que les passions qui animaient ces trois hommes pour les organes parasitiques et les arts chirurgicaux demeurent toujours intacts aujourd’hui.

Les rebelles évolutionnaires de Shivers et de Scanners (1981) sont de retour également, sauf qu’ils mangent désormais des barres énergétiques violettes, et les techniciens fétichistes de Videodrome et d'eXistenZ (1999) prennent maintenant l’aspect aguichant de Tanaya Beatty et de Nadia Litz, deux jeunes femmes « espiègles » qui aiment se dévêtir pour se glisser dans des sarcophages chirurgicaux et faire des trous dans la tête des gens. Même le névrotisme savoureux, juste assez subtil, de Kristen Stewart, mémorable dans quelques scènes en tant que la bureaucratique tatoueuse d’organes Timlin, évoque une version idéalisée de la performance de Keira Knightley dans A Dangerous Method (2011). « La chirurgie, c’est le nouveau sexe. En regardant Caprice te découper, j’avais envie… j’avais envie que ce soit toi qui me découpes. C’est comme ça que j’ai su »,  susurre-t-elle de façon évasive à l’oreille de Tenser, qui lui répondra plus tard, au moment où elle jette son dévolu sur lui : « Je suis mauvais à l’ancien sexe. » Toujours rien de nouveau à l’horizon, puisque l’amalgame du sexe et de la scarification constituait déjà l’un des thèmes centraux de Videodrome et de Crash (1996)...

Presque chaque motif dans l’œuvre évoque un emprunt. La direction artistique est particulièrement tributaire d’eXistenZ, dont les machines biomécaniques se retrouvent partout dans la maison de Saul, sous la forme de lits intelligents qui retournent automatiquement les dormeurs et de chaises vibratoires conçues pour faciliter le péristaltisme, mais surtout dans les alvéoles cutanées dont sont équipés les gens. Même l’idée de tatouages des organes rappelle le principe d’historiographie corporelle de Eastern Promises (2007), si bien que finalement, le cœur de l’œuvre demeure cette précieuse économie du spectacle, ce cinéma des attractions dont l’auteur nous démontre pour la énième fois sa maestria indiscutable. Cronenberg trouve surtout ici l’ultime symbole, synthétique de sa carrière : celui de la chirurgie comme art. Et c’est là aussi que réside l’intérêt de son Crimes of the Future, dans cette célébration réflexive de l’artiste chirurgien, par le biais d’un film-somme qui n’apparaît en rien crépusculaire, mais incandescent. On note d’ailleurs que Cronenberg est déjà en préproduction sur un nouveau projet impliquant Vincent Cassel. Et on est super excité.

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Critique publiée le 3 juin 2022.