WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Léolo (1992)
Jean-Claude Lauzon

LE GOÛT DE L’AILLEURS

Par Olivier Thibodeau

« Ce jour-là, j’ai compris que la peur vivait au plus profond de nous-mêmes et qu’une montagne de muscles ou un millier de soldats ne pouvaient rien y changer. » Cette citation, énoncée dans le cadre d’une scène troublante où le frère du héros, un mastodonte de 200 livres, mord la poussière aux mains d’un petit caïd anglophone du quartier, restera à jamais avec moi. Non seulement parce qu’il s’agit là d’une vérité universelle, mais surtout de la vérité d’un peuple, notre peuple, dont le film fait l’ethnographie en parallèle de son incursion psychanalytique dans l’esprit du protagoniste. Tout Léolo (chant du cygne du réalisateur Jean-Claude Lauzon, mort à 43 ans) vit au plus profond de nous-mêmes, comme un rêve enfiévré, un rêve interdit qui réunit moult des lubies de notre cinéma : personnages ouvriers, mélodrame familial, catholicisme ironisé, narration subjective, désir désespéré de filiation ainsi qu’un goût irrésistible pour l’ailleurs, duquel jaillit une rare forme de réalisme magique suicidaire.

Inspiré de la vie du réalisateur, mais aussi des délires lugubres et misanthropes de Réjean Ducharme dans L’avalée des avalés, voire de l’épopée américaine de Sergio Leone, Once Upon a Time in America (1984), avec lequel il partage des traits thématiques et esthétiques, Léolo est une chronique familiale d’époque mise en scène avec une grande générosité par Lauzon, qui multiplie les mouvements de caméra amples sur des décors somptueux, incroyablement détaillés, toujours truculents, à mi-chemin entre la beauté pittoresque de la Sicile et le prosaïsme prolétaire du Montréal francophone des années 1960. Il n’y a qu’à voir ce joli plan de grue liminaire sur le bloc-appartements qu’habite le héros dans le quartier ouvrier du Mile-End. On part de la cime des arbres jusqu’au ciment du trottoir, vers un monde où vivent des êtres humains que le film apparente parfois à des insectes, des insectes qui « ne le sont pas » pour peu qu’ils se permettent de rêver. C’est le cas du protagoniste, Léo Lozeau, autoproclamé Léolo Lozone dû à sa parenté italienne fantasmée, qu’on retrouve assis sur les marches de l’escalier en colimaçon dans son petit costume de cowboy, entre les cieux et le plancher des vaches, écartelé entre un imaginaire fantasque et la dure réalité de sa chienne de vie. D’un point de vue symbolique, ce plan de grue constitue une matrice formelle parfaitement efficace puisqu’il permet de situer le héros dans une sorte d’interstice existentielle où prend déjà racine le réalisme magique inhérent au récit, révélant en outre le caractère exploratoire d’une œuvre dédiée à sonder les profondeurs douces-amères d’un esprit, d’une famille, d’une société. 

C’est presque d’une manière paradoxale que la mise en scène du film est si parfaitement lisible, multipliant les images fortes de pulsions blasphématoires (crucifix témoins de mille atrocités et hosties laxatives), de passions violentes, de sexualité crue et de caricatures crumbiennes, élaborant à coup de massue une ethnographie vinaigrée, vitriolique, ducharmienne, à laquelle le scénario, hyper bordélique, oppose mille façons de se soustraire. Anecdotique, antichronologique, marqué par la présence d’une voix off qui narre au « je » (un « je » qui résiste farouchement au « nous »), le processus de narration s’apparente à une escapade dans la psyché labyrinthique d’un auteur enfiévré, qui s’amuse à inventer diverses échappatoires littéraires et imaginaires à sa condition misérable, à sa tragique appartenance au peuple canadien-français. Face à la dureté d’un monde réel enlaidi à l’écran par hyperbole, où les mamans adipeuses croient que la santé passe par le caca, où les papas rougeauds ont des épaules bedonnantes, où le petit Godin sniffe de la colle avant de violer une chatte, où la porte de l’asile guette tout le monde, Léolo fuit sans cesse. Il se dérobe vers les sanctuaires que bâtit son esprit, où germent notamment les images d’une Italie somptueuse, trop belle « pour n’appartenir qu’aux Italiens », où nous invite également une bande sonore remarquable, ponctuée de cantiques et de balades langoureuses dont la superbe « chanson de Bianca », joyau déchirant écrit par François Dompierre et Jersy Kowal afin d’emblématiser l’exotisme irrésistible de la jeune voisine du héros (encore comme chez Leone). La narration entière s’articule comme une forme d’aparté, un secret livré directement par Lauzon au spectateur, un surplus salutaire de poésie dans le monde tristement naturaliste de la maladie mentale et de ce bonheur de bout de chandelle qui est l’apanage des pauvres.

Lauzon cherche ici les trésors enfouis sous la surface. Cette quête s’inscrit d’ailleurs dans un leitmotiv si ostensible qu’il figure même sur l’affiche du film. Au fond de la piscine gonflable du héros se trouve l’image d’un butin de pirates, que le garçon s’imagine quérir réellement au moment où son grand-père tente de le noyer, conjurant le spectre de la mort par la projection d’un fantasme anesthésiant de félicité infantile. Léolo ira même chercher de « vrais » trésors sous l’eau lors d’une scène où, aidé par son frère, il plonge du quai où se massent des pêcheurs d’anguilles en haillons pour aller ramasser les leurres accrochés sur les voitures et les électroménagers rouillés qui gisent au fond du fleuve. Participant d’une vision ironique de l’émerveillement juvénile, qui se fait ici parmi les éléments déliquescents de notre société, cette scène évoque aussi et met en image une échappatoire à même le cloaque prolétaire ambiant, par laquelle le protagoniste peut bénéficier d’un moment de suspension amniotique. D’autres mondes parallèles s’étendent également hors l’architecture contraignante de l’appartement familial où Léolo partage une chambre avec son frère Fernand. C’est le cas du vide sanitaire où il installe le système de poulie destiné à la pendaison de son grand-père et de la cave où il cache ses bocaux remplis d’insectes et sa sœur Rita, deux sanctuaires subreptices où héberger ses secrets, tout comme le journal intime dont se délecte un vieux chasseur de souvenirs qui en traque les pages froissées dans la poubelle. Or, c’est passé la porte imaginaire qui donne sur la Sicile que se trouve pourtant la vraie pertinence du film pour la suite des choses.

Le goût de l’ailleurs, qu’emblématisent ici les fantasmes italiens du héros, préfigurent en effet une bonne partie du cinéma québécois de la fin des années 1990 et du début des années 2000, celui d’André Turpin notamment, qui avec Un crabe dans la tête (2001) effectuait lui aussi une plongée littérale dans l’esprit d’un protagoniste instable, mais proposait surtout avec Zigrail (1995) une excursion initiatique hors Québec. Philippe Falardeau, issu de la Course destination monde de la fin des années 1980, nous intima lui aussi au voyage vers la fin des années 1990 avec son road movie documentaire Pâté chinois (1997), pierre d’assise d’un cinéma où l’identité québécoise est toujours teintée d’exotisme, qu’il s’agisse de la touche belge de Congorama (2006), de la touche algérienne de Monsieur Lazhar (2011) ou de la touche haïtienne de Guibord s’en va-t-en guerre (2015) ; Falardeau mettait même en scène un ersatz de Léolo dans son adaptation de C’est pas moi, je le jure ! (2008), où un jeune protagoniste insolent rêvait d’échapper à la banlieue grâce aux récits de voyage de sa mère. Le cinéma de Denis Villeneuve invite lui aussi à l’ailleurs. C’est le cas d’Un 32 août sur Terre (1998), où on se rend même par-delà les limites du calendrier grégorien, et de son Maelström (2000) teinté de mythologie norvégienne, balbutiements précieux d’une œuvre qui allait le faire rêver jusqu’à Hollywood. On peut penser aussi aux États nordiques (2005) de Denis Côté qui, loin de la rue St-Denis, dans la ville éloignée de Radisson, alla quérir les témoignages d’une bande d’excentriques excentrés, voire au C.R.A.Z.Y. (2005) de Jean-Marc Vallée, dont la finale se déroule à Jérusalem. Certains évoqueront sans doute une forme d’internationalisme opportun, voire un effet de la mondialisation, pour expliquer ces touches d’exotisme, mais ce pourrait-il qu’il s’agisse d’autre chose ? Une clef des champs peut-être, pour faire comme Lauzon et déverrouiller momentanément la prison identitaire des Canadiens français.  

9
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 3 mai 2022.