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In the Heat of the Night (1967)
Norman Jewison

Devine qui vient enquêter...

Par Olivier Thibodeau

Un super flic de la métropole (Sidney Poitier) rate son train le soir du meurtre d’un riche industriel dans une petite ville de campagne. Enquêteur chevronné et astucieux, il est sommé par son chef de prêter main-forte à la police locale, débordée logistiquement et intellectuellement par les événements. Il s’agit là d’un scénario plutôt banal… à la différence près que notre héros est noir et que nous sommes dans le sud des États-Unis au milieu des années 1960. S’il rate son train, ce n’est pas fortuitement en effet, mais parce qu’il est arrêté à la gare par un patrouilleur présomptueux, convaincu que les nombreux billets de banque retrouvés dans son portefeuille sont le fruit du vol posthume de la victime. Au poste, tout le monde est certain d’avoir coincé le coupable également, incluant le chef Gillespie (Rod Steiger), avide mâcheur de gomme pour qui les conjectures équivalent à des preuves. Comment, après tout, un « homme de couleur » aurait-il pu amasser une telle somme ? Certainement pas en travaillant, surtout pas à titre d’officier de police, expert des questions d’homicide, artisan en devenir de la résolution d’un crime qui les déconcerte tous et dont les motifs s’avéreront beaucoup plus prosaïques qu’escomptés.   

Adaptation du roman éponyme signé par John Ball en 1965, In the Heat of the Night se profile comme un film de buddy cop relativement standard, alors que l’irascible Gillespie est forcé de collaborer avec l’ingénieux inspecteur Tibbs pour sauver la ville de Sparta, dont la prospérité dépend des fonds de l’industriel assassiné. La parodie, extrêmement libératrice, est unilatérale par contre, puisque que ce sont les Blancs qui font figure de pitres et qui doivent finir par prouver leur valeur et leur humanité aux yeux des spectateurs. La satire opère d’emblée et de façon superbe, grâce à une séquence d’ouverture mémorable où on voit un train qui traverse la ville sur la chanson-thème composée par Quincy Jones et interprétée par Ray Charles. À la fin de celle-ci, le train arrive en gare et un préposé servile s’empresse de déposer un marchepied devant l’un des wagons, sur lequel se pose la chaussure vernie d’un professionnel distingué, un Noir à en juger par la couleur de ses mains, que le cadre coupe aux poignets. L’urbanité débarque dans le bled, tandis que l’un des policiers locaux, révélé tout de suite après, arbore des airs de péquenot ridicule, se gavant de soda dans un diner en quémandant de la tarte à la crème auprès du serveur saugrenu qui chasse les mouches sur les murs avant de partir reluquer une adolescente du coin, réputée pour se promener nue devant la fenêtre, à bord de son auto-patrouille. On assiste ainsi à une inversion jouissive des rôles raciaux archétypaux dans le cinéma états-unien, alors que le raffinement urbain, mais aussi l’autorité professionnelle devient l’apanage des Afro-Américains et que le caractère arriéré, lascif et subalterne est désormais le propre des Blancs.

L’inversion de ces rôles archétypaux est source d’une manne de péripéties et de dialogues savoureux qui viennent bientôt constituer le cœur du scénario, par-delà la trame policière que cette inversion modifie radicalement. Contrairement au whodunit classique, avec lequel le film partage une liste exhaustive de suspects potentiels, il ne s’agit pas vraiment ici de savoir qui a tué — la révélation de l’identité du tueur est moins spectaculaire que le processus qui y mène —, mais de savoir si l’enquêteur pourra simplement effectuer son travail face au désir de la population locale de le voir disparaître. Les frictions sont nombreuses entre la population blanche de Sparta et le héros à l’épiderme mélaminé. Or, elles ne sont jamais cadrées sous le signe de la victimisation, mais bien de l’empowerment. Plutôt que de tirer son affect de la torture d’un être marginalisé (à la manière dont Mel Gibson capitalisait sur la mort de Jésus dans The Passion of the Christ [2004] ou celle dont Hulu monétise le spectacle de la violence misogyne dans The Handmaid’s Tale [2017-]), notre plaisir provient uniquement de la prise de pouvoir du héros face à un système répressif illégitime.



 

« Virgil? That’s a funny name for a n***er boy to come from Philadelphia », lance le chef Gillespie à un certain moment, frustré de voir son collègue cosmopolite remettre systématiquement en doute ses méthodes, « what do they call you up there? » — « They call me MISTER TIBBS! », répond son interlocuteur avec sa fougue habituelle. Citation jubilatoire devenue depuis un classique, il s’agit même là du titre imparti au deuxième chapitre de la trilogie cinématographique dédiée aux aventures du détective, que complète The Organization (Don Medford) en 1971. Cet échange est d’ailleurs symptomatique d’un récit où le héros prend systématiquement le dessus sur les personnages blancs. Expert médico-légal, Tibbs ordonne à deux fonctionnaires hébétés de lui fournir une série interminable de fournitures pour l’examen du cadavre, il les éduque en matière de procédures, comme il éduque ses collègues des forces de l’ordre à propos du fardeau de la preuve. Il se permet même de retourner la gifle du méprisant propriétaire de la plantation locale, enragé d’avoir à subir un interrogatoire policier (riposte qui n’apparaît pas dans le roman original). De tout le film, on ne remet jamais en question le fait que ce soit lui l’être évolué, l’être supérieur, meilleur que quiconque dans tous les domaines, un peu comme un James Bond policier. Il n’y a personne non plus pour lui faire la morale, puisque c’est lui-même qui résout ses propres inconvenances éthiques. C’est le héros noir intouchable, inébranlable qui vient se poser en écho du héros blanc traditionnel.  

L’héritage enviable du détective Tibbs est imputable également à l’interprétation mémorable de feu Sidney Poitier, déjà une vedette à l’époque, qui assume parfaitement ici son statut de surhomme. Semblant brûler à tout moment d’une intensité tranquille, toujours maîtrisée, que traduit un regard brûlant dans son corps détendu, il incarne aussi à merveille le stoïcisme obstiné qu’on devine essentiel à la survie de son alter-ego, confronté à une population blanche raciste et armée jusqu’aux dents. Malgré cette opposition violente qui l’accable, malgré qu’il détienne la fougue d’un Dirty Harry, son personnage n’en partage pourtant pas la misanthropie, portant avec la même aisance les chapeaux de chaleureux humaniste (qui blague avec les prolos), de scientifique intello (capable d’identifier les racines végétales collées sur l’accélérateur d’un véhicule) et d’habile combattant (qui parvient à se défendre avec une tige de métal contre quatre assaillants armés qu’il invite au combat avec un magnifique « come and get it, baby »). C’est une étoile qui s’éteint après avoir brillé longtemps, mais dont la bataille acharnée de l’époque contre la ségrégation raciale sur les marquises de cinéma lui permettra de briller à jamais.

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Critique publiée le 13 janvier 2022.