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Memoria (2021)
Apichatpong Weerasethakul

Memoria ou le bruit du rire

Par Maude Trottier

C’est à partir du corps de l’actrice Tilda Swinton que nous entrons dans Memoria, film dont la projection en salle durant cette édition du FNC était l’un des rendez-vous par excellence. Un corps profilé dont on reconnaît les contours singuliers et qui semble chercher ses repères, frappé par une déflagration perçant la nuit. Cette entrée en matière nocturne, succincte et directe, contient toute l’intrigue de ce huitième long-métrage attendu, laquelle noue sa tension autour de canaux qui résonnent aux obsessions de son cinéaste : le corps, la mémoire et ce qui en canalise les contenus.

Se rendant peu à peu compte qu’elle est bien la seule à entendre ce bruit qu’elle croit d’abord émaner de travaux menés dans le voisinage, Jessica (Swinton) se met en quête de son origine. La hantise survient, sans crier gare, à tout moment, se creuse à l’intérieur d’elle tout en s’ouvrant à l’environnement dans lequel est campé le récit, cette Colombie moins réelle, que brossée à grands traits, imaginaire, postulée, voire universalisée (pour ne pas dire implicitement thaïlandisée). Nous avançons avec Jessica à tâtons, croisons le long de ses recherches l’étude d’un virus qui affuble les fleurs, une Jeanne Balibar archéologue (jetée là gratuitement et assez délicieusement), une histoire persistante de corps découverts dans un tunnel, deux hommes nommés Hernan, jeune et vieux, incarnations d’une entité vague et potentiellement surnaturelle. Comme partout ailleurs chez Weerasethakul, les rouages narratifs sont lâches, mais, chose nouvelle, s’attachent plus particulièrement, et non sans effet de réduction, à la protagoniste. 

Il est donc question dans Memoria d’explorer ce que le son recèle de mémoire. Et si l’environnement sonore a toujours pleinement participé de l’ambiance de ses films — on se souvient, à la manière d’une image, des grésillements et bruissements de nature thaïlandaise —, Weerasethakul semble ici délaisser sa photographie particulièrement absorbante, comme pour mieux mettre en valeur cette piste choisie. Plusieurs jalons narratifs viennent en outre souligner la nodalité du son. Parmi eux, cette scène qui ressort particulièrement où Jessica rend visite au jeune Hernan, technicien et musicien, afin qu’il l’aide à définir les textures précises du bruit, balle de béton au son métallique entouré d’écho, qui perturbe sa vie. Outre son pouvoir réflexif qui rappelle le rôle imparti au développement et à la pratique photographiques dans Uncle Boonmee (2010), la scène recèle un humour indéniable, paraissant plus explicite que dans le reste de la filmographie du réalisateur, jusqu’à aller du côté de l’imaginaire dystopique, voire quasi-conspirationniste, lors de sa finale.

Il est en revanche étonnant de constater que cette dimension sonore soulignée à grands traits est beaucoup moins travaillée qu’auparavant, jusqu’aux dialogues qui par moment semblent presque inaudibles. En effet, en-dehors du moment accordé à la définition du bruit invasif qu’entend Jessica et au fait que son surgissement ne manque jamais de créer son effet, jusqu’à former une sorte de running gag, force est de remarquer que les riches textures sonores si caractéristiques des films de « Joe » manquent ici à l’appel. Certes, l’oreille a droit à ses captations de pluie et le thème trouve son centre de gravité autour des personnages des Hernan, qui révèlent, chacun à leur façon, à Jessica sa propre faculté d’entendre la mémoire des choses. Il n’empêche que l’on aurait été en droit de s’attendre à une sensorialité sonore accrue, explorée plus en profondeur.

Il ressort aussi de Memoria une moins grande organicité que dans les autres films de Weerasethakul. L’intrigue elliptique, parfois éparse, nous fait fréquenter les motifs typiquement présents dans son cinéma, la maladie, le rêve, les récits attachés aux éléments naturels, l’entrelacement du passé et du présent ou cette mémoire moins individuelle et personnelle que diffuse et présente en toutes choses — substance électrifiante qui accroche dans son filet une métaphore du cinéma —. Les fils narratifs parallèles, entre viralité des fleurs, ossements découverts, rêve initial de la sœur de Jessica, ressassent ainsi des thèmes de prédilection à la façon d’une galerie thématique (jusqu’aux singes qui, hors champ, sont évoqués, en deuxième partie), mais sans pour autant s’accorder les uns avec les autres avec la même intuition fluide que d’ordinaire. Jouant d’un montage très aéré qui rappelle Cemetery of Splendour (2015), où les collusions entre les plans créent des zones d’intensité en suggérant et en suspendant le sens du même coup, Memoria semble vouloir exporter une mémoire filmographique vers d’autres horizons (géographiques et médiaux), mais en habitant timidement les nouveaux territoires scrutés (pourquoi la Colombie d’ailleurs ? Le film ne répond pas à cette question et la ribambelle de producteurs attachés suggère des raisons platement financières). Des moments forts sont construits à l’aide de longs plans fixes générateurs de tension, sans pour autant percuter, émouvoir, remuer avec l’acuité esthétique à laquelle le cinéaste nous a habitués.

L’humour reste en somme l’une des principales forces de Memoria, venant à la rencontre de notre torpeur mélancolique et poussant l’absurde dans des retranchements parfois kitschs, qui rappelleront peut-être aux fans du cinéaste The Adventure of the Iron Pussy (1999). Pour cette simple mais précieuse raison, Joe mérite, une fois de plus, de la reconnaissance. Car seul rire pourra un tant soit peu nous consoler d’assister à la perte de certains repères spatiotemporels où notre propre mémoire avait ses habitudes.

 

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Critique publiée le 14 octobre 2021.