On savait déjà que Caroline Monnet travaillait la surface et la matière. Son exposition Ninga Mìnèh, accrochée l’été dernier au MBAM, faisait foi de sa capacité à réutiliser la matière en la reformant, cherchant dans sa fibre transformée les traces d’une organisation insoupçonnée — des motifs traditionnels autochtones dégagés d’une feuille de presswood, de la laine minérale ceinturée dans un lettrage, du styrofoam troué dans une recherche d’harmonie collective qui devait s’accomplir sur de la matière si ingrate, à l’instar des habitations subventionnées et cheaps qui constituent en bonne partie la membrane domiciliaire des communautés autochtones du Canada. On savait donc que Monnet travaillait la surface pour ce qu’elle a de texture, mais aussi de pouvoir de recouvrement, dans un motif ambivalent de protection et de façade, qui touche précisément à la fois à la force et à la fragilité d’une culture qui persiste à travers toutes les matières.
Bootlegger, son premier long métrage de fiction, ne procède pas autrement. Il suffit pour s’en convaincre d’observer comment le film nous invite en lui, à partir d’une plongée onirique et subjectivée autour de sa protagoniste Mani (Devery Jacobs), étudiante à la maîtrise qu’on entend pour la première fois en anglais, dans une scène à la rigidité pédagogique et appuyée. Le ton de la scène, sa place dans les premières secondes du récit, produit d’ores et déjà un type de bloc d'image périmétré par la frontalité du moment : un compactage d’informations critiques et de hiérarchisation socioculturelle (Mani n’est pas retournée dans sa communauté depuis des années et pourtant elle essaie de déposer un mémoire sur celle-ci… sa directrice lui propose alors de retourner vers son sujet et d’en revenir avec un meilleur projet). La scène, même si elle se tient dans « notre » monde, lisse, bétonné, vertical, est l’une des plus déstabilisantes du film, une de celles qui passent le moins bien (tout le monde a peur des scènes didactiques ouvrant les films…), comme si la scène elle-même relevait d’une sorte d’illégalité, d’illégitimité. Qu’à cela ne tienne, la feinte de Monnet est réussie et, très rapidement, on comprendra qu’il ne s’agissait que d’une porte d’entrée vers la communauté, véritable sujet du film.
Mani s’avère la première bootlegger du récit, c’est-à-dire qu’elle retourne dans sa communauté chargée d’idées, de préconceptions (apprises dans des études de droit) qui la placent dans un premier temps dans un rôle de rénovation sociopolitique : elle se met en tête d’organiser un référendum sur la prohibition d’alcool qui sévit toujours sur la réserve, alors que les contrebandiers s’en mettent plein les poches et qu’aucune régulation légale ne vient stopper la vente aux plus jeunes. La deuxième bootlegger du récit, Laura (Pascale Bussières), est, elle, une véritable contrebandière d’alcool, Québécoise acceptée au sein de la communauté parce qu’elle graisse la patte des autorités et qu’elle remplit l’espace illégal laissé béant par une politique issue d’un autre temps (et carrément héritée de l’infâme « Loi sur les Indiens » de 1876 qu'on ne sait depuis réformer qu’à coup d’amendements aussi rares que frileux).
C’est donc entre ces deux bootleggueuses que se joue Bootlegger, entre une jeune femme studieuse désirant bousculer sa communauté en y ramenant des idées plus ou moins proscrites, et une autre femme qui en a visiblement bavé et pour qui la contrebande est devenue un moyen de survie (Monnet évite ici adroitement toute dichotomie, ce que lui rien rend bien la performance de Bussières, qui sait s’effacer tout en demeurant émouvante). Face à ces deux intrusions parallèles, c’est toute la communauté qui est secouée et qui réagit, à travers une structure narrative qui refuse de coller de trop près à la subjectivité de l’étudiante, dissolvant paisiblement le « Je » introductif au contact des membres de sa famille qu’elle n’a pas revus depuis longtemps. D’un personnage à l’autre du village, tous interprétés par des ténors des Premières nations (Joséphine Bacon, Jacques Newashish, Samian et C.S. Gilbert Crazy Horse brillent particulièrement), Bootlegger se (dé)construit alors en un film collectiviste, décollant de toute perspective trop singulière que la scénarisation classique (et blanche), centrée autour de préceptes d’héroïsme et de sauvetage de la nation par la force individuelle, réitère ailleurs constamment.
Dans une démarche artistique qui s’apparente dès lors à une forme de décolonisation narrative (puisque l’individualisme — héroïque ou existentiel — est narrativement issu de traditions éminemment européennes), le film de Monnet préfère jouer le collectivisme et le systémique — voilà d'ailleurs un film qui pourrait être avant-gardiste pour notre Premier ministre. C’est-à-dire que sa mise en scène, ses choix de cadrage, ses gestes soignés, ses regards dirigés, donnent à voir comment la communauté s’autorégule, comment elle assure la gestion éthique de ses membres, de ses invités, de son rapport à l’extérieur et à l’intérieur au regard de sa « surface », de son apparence, qu’elle soit politique ou traditionnelle. Pour les mêmes raisons communales, le scénario (co-écrit par Monnet et son collaborateur de longue date Daniel Watchorn) affirme ses intentions à travers une structure actantielle matriarcale, visant à donner une image d’ensemble qui ne récuse pas les gestes de la jeune étudiante, mais qui n’a pas non plus la naïveté de croire qu’elle détient à elle seule les clés d’une solution collective. En contournant ainsi le cahier des charges habituel du militantisme, le film se concentre plutôt sur la structure politique telle qu’elle découle du respect des anciens du village et des attentes, éthiques comme familiales, générées par leur pouvoir transgénérationnel.
À ce bouillonnement interne se jouxte enfin le talent plastique de Monnet (et la direction photographique profonde, réconfortante, de Nicolas Canniccioni), notamment grâce à plusieurs compositions où le paysage tient lieu de visage, avec la même frontalité instituée par l’ouverture du film, permettant d'observer l’orée du bois, la rivière gelée, le futon de perron, le chien dehors et la silhouette d’un jeune à motoneige s’engouffrant dans une forêt mortelle, le tout sous la voix plaintive et grande de Tanya Tagaq. C’est dans ces compositions, bien davantage que dans certaines scènes plus standardisées où l’on approche du régime télévisuel (comme l’introduction du personnage de Bussières dans un bar un peu croche), que le style de Monnet est le plus éclatant, soit lorsqu’elle construit ses images à même ses blocs de matière recouverte, surfacée, donnant à voir une nature qui participe à venir border l’ensemble de la communauté narrative, à la fois pour l’éloigner du monde urbain, mais aussi pour mieux la définir au sein de toute sa force contextuelle, ancestrale. Ces plans de paysages naturels et collectivistes protègent le film et sa communauté. Ils ponctuent un montage qui déploie ses scènes comme on trace un territoire.
En cela, il faut reconnaître que Bootlegger était un film bien désigné pour ouvrir la 50e édition du Festival du nouveau cinéma, puisqu'il est difficile actuellement d’imaginer notre cinéma produire des perspectives narratives, culturelles, politiques et cinématographiques plus nouvelles que celles de Caroline Monnet.
7 |
envoyer par courriel | imprimer | Tweet |