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Beans (2020)
Tracey Deer

Pluie de pierres à Whiskey Trench

Par Olivier Thibodeau

Le projet de développer à l’écran une subjectivité kanyen’kehà:ka face à la crise d’Oka ne date pas d’hier. Déjà en 1993, la réalisatrice Alanis Obomsawin complétait l’incontournable Kanehsatake, 270 ans de résistance, auquel devait rapidement succéder Je m’appelle Kahentiiosta (1996), Spudwrench : l’homme de Kahnawake (1997) et Pluie de pierres à Whiskey Trench (2000), dont l’épisode titulaire reparaît aujourd’hui dans Beans. Drame familial doux-amer plutôt qu’épopée documentaire, l’efficacité de ce dernier réside dans le caractère universel de son récit initiatique. Relatant l’éducation d’une adolescente mohawk lors d’un épisode-clé de la guerre coloniale entre son peuple et celui des Blancs, le film propose un aperçu sensible et immersif de la condition autochtone au Québec. À l’opposé de la posture intellectuelle et analytique de la documentariste abénaquise, Tracey Deer offre un compte-rendu intime, quasi autobiographique des événements qu’elle intègre à une structure narrative archifamilière. Forte d’une performance empathique et inspirante de la jeune Kiawenti:io Tarbell, qui signe aussi la chanson du générique, le résultat n’est jamais loin du mélodrame. Et c’est précisément là que réside son pouvoir d’évocation.

Tekahentahkhwa (surnomée Beans) est une pré-adolescente bien élevée, éduquée par sa mère comme une bourgeoise de Westmount. Dans la scène d’ouverture, nous assistons au périple des deux femmes vers la prestigieuse, mais fictive académie Queen Heights (par-delà le pont Mercier). Proprette et avenante, la protagoniste fait bonne figure auprès de la directrice crispée de l’établissement, jusqu’au moment où cette dernière lui demande pourquoi elle souhaite devenir docteure ou avocate. Beans n’était pas prête pour la question ; encore aurait-il fallu qu’elle sache exactement ce qu’elle désire de la vie. Dès lors, la question du choix devient centrale à son récit, de même que les considérations relatives à l’affirmation de soi, au sein de l’arène intime d’abord, puis de l’arène sociopolitique. À cet égard, le conflit armé qui explose dans son arrière-cour servira de catalyseur vénéneux pour sa maturation, marquée par l’apprentissage de la haine au contact d’un racisme aberrant, ressenti de façon épidermique tout au long du film.

Il semble plus opportun et essentiel que jamais d’aborder le problème du racisme au Québec. En effet, ce ne sont pas que les goons du néolibéralisme qui ont triomphé avec l’élection de la CAQ en 2018, mais aussi le racisme banlieusard, nourri à l’écuelle d’un souverainisme identitaire axé historiquement sur un faux atavisme. C’est une guerre d’atavismes auquel on assiste en fait, un conflit d’appartenance insurmontable issu d’un rapport asymétrique à la terre. D’un côté, on retrouve une ethnie historiquement parente du territoire, une nation assiégée, représentée dans toute la vulnérabilité et la colère que provoque cet état. Dans la tranchée opposée se dresse un peuple frustré qui entretient un rapport froidement capitaliste à la terre, et qui, dans sa quête insensée d’une identité-racine [1], ne se réunit hélas jamais aussi facilement que dans la haine de l’Autre. Vignettes colorées et images d’archives à l’appui, Deer dresse ainsi l’un des portraits les plus terrifiants et les plus mémorables de notre intolérance collective ; elle démontre surtout les effets pervers de celle-ci sur l’imaginaire des enfants lésés.

Le discours diégétique est très polarisant, malgré l’ouverture tardive qu’effectue l’autrice sur une poignée de manifestants blancs mobilisés en support aux Mohawks. Outre cette parenthèse triomphaliste, signe d’un conflit déclinant, le monopole de la mesquinerie demeure entièrement l’affaire des Québécois, caricatures d’eux-mêmes qui paraissent pathétiques dans des documents d’époque où on les voit quémander le siège, s’exciter du massacre et réclamer l’armée (20 ans seulement après les événements d’Octobre). Toutes les scènes d’affrontement puisent d’ailleurs dans une forme de manichéisme opératoire, seul capable d’évoquer une subjectivité spécifiquement autochtone, traumatisée par les actes odieux commis à son égard. Le camp des Warriors sied donc dans une clairière chaleureuse striée de rais dorés, jusqu’à ce que les bombes de la SQ ne ternissent l’air de leur fumée délétère. « C’est la SQ ! », crient des manifestants paniqués, comme aux prises avec l’avancée d’une armée ennemie. Les gens courent en tout sens, hurlent à la recherche de leurs mères disparues : l’iconographie belliqueuse commence à infecter brutalement l’univers lumineux de l’héroïne.

Sournoisement, les choses s’enveniment, lors de la scène d’épicerie notamment, où, après qu’on ait refusé de les servir, sa famille quitte les lieux sous les huées et les invectives de méchants Châteauguois tapis en hors-champ. Du hors-champ, les salauds investissent ensuite l’avant-scène, bloquant aux personnages l’accès du port, leur crachant aux visages et brûlant leurs compatriotes en effigie. De nombreuses autres séquences contribuent également à souligner le caractère cauchemardesque de l’ire habitante, accentuant le clivage béant qui règne entre les peuples. Convaincue a priori de pouvoir s’immiscer dans l’univers blanc, convaincue de pouvoir s’y intégrer en en émulant l’étiquette, l’héroïne vit alors une désillusion brutale en voyant s’ériger une frontière raciale inexorable, qui la force à choisir l’un des deux camps. Nulle de ces séquences n’est plus douloureuse par contre que celle de la pluie de pierres, où le convoi des Mohawks est attaqué par des Blancs furieux cautionnés par les agents de la SQ. La mise en scène de cette séquence est glaciale, adoptant le point de vue subjectif des enfants sur les visages vociférants d’une foule enragée, sur les volées de pierre qui viennent fracasser les vitres de leur véhicule et sur le visage défait de maman, maculé de larmes amères, gracieuseté du jeu passionné, mais souvent excessif de Rainbow Dickerson. Il s’agit là d’un moment formateur pour Beans, qui apprend dès lors à s’affirmer en tant qu’autochtone, mais en opposition violente contre les Blancs (dont elle confond d’abord naïvement les représentants institutionnels avec les membres les plus innocents).   

« J’étais en colère », lance la réalisatrice à propos de l’épisode des pierres, « c’était la première fois que voyais ma mère aussi effrayée. Elle pleurait. Je la regardais et je détestais voir ma mère apeurée comme ça. Mes sœurs aussi pleuraient. C’est à ce moment que j’ai appris à haïr. » Son expérience de jeunesse nous est d’ailleurs transmise ici de façon palpable, via l’émulation de sa posture de l’époque. « Je veux que les gens vivent ce que nous avons vécu », poursuit-elle, « mais avec notre perspective, pour qu’ils ouvrent leur cœur et leur esprit. » En ce qui me concerne, c’est mission accomplie puisque c’est avec une infinie tristesse que je me suis replongé aujourd’hui dans le cœur de ce conflit ridicule, déclenché rien que pour un maudit « neuf trous ». Heureusement, et c’est là que le film revêt un potentiel didactique universel, l’empathie dépasse ici le simple apitoiement, mais œuvre aussi à révéler les mécanismes d’initiation à la haine, tels qu’ils opèrent partout là où les oppresseurs en sèment les graines. « La haine est un virus », résume l’autrice, « aussi longtemps qu’elle existe entre les gens, elle alimente un cercle vicieux. Il faut se demander comment briser ce cercle vicieux. » [2]

 



[1] À partir de la théorie d'Édouard Glissant, Richard Burton définit l’identité-racine comme une « conception univoque de l’identité », concernant « toute recherche identitaire qui voudrait repérer une seule origine, une seule racine, pour un groupe ou un individu donnés », à l’opposé de l’identité-rhizome qui, en « récusant toute idée d’une origine ou d’une racine uniques », « fait de l’identité comme un archipel ou une constellation de signifiés dont aucun ne primerait les autres et dont l’unité résiderait non dans le fait de posséder une source unique mais dans les forces gravitationnelles qui les relient tout en les séparant ». cf. Burton, Richard D. E. 1997. Le roman marron : études sur la littérature martiniquaise contemporaine. Paris : L’Harmattan, p. 131. C’est la créolisation dont parle Édouard Glissant, mais que rejette par déni une certaine « nation québécoise » aux contours mal définis, revendicatrice d’un idéal de pureté raciale utopique, ennemi d’un Autre autochtone autant pour ses réclamations territoriales que comme miroir de cette « créolisation » honnie.

[2] Propos de la réalisatrice recueillis par Jung, Delphine. 2021. « Crise d’Oka : “j’ai appris ce que c’était que de haïr” ». Radio-Canada, section Cinéma (12 février). Récupéré de https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/1770420/berlinale-crise-oka-beans-tracy-deer

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Critique publiée le 2 juillet 2021.