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The Marksman (2021)
Robert Lorenz

Il n’y a pas de paradis

Par Simon Laperrière

The Marksman est un road movie inintéressant, qui se conforme à suivre paresseusement un trajet prévisible. Jamais il n’ose dévier vers un sentier parallèle, dans l’espoir de découvrir un territoire sauvage à explorer. On ne conquit pas un espace en se pliant aux codes de la route. La prudence nuit toujours à la fiction, en empruntant l’itinéraire d’autrui pour aboutir à la même destination.

En guise de valise, le réalisateur Robert Lorenz trimballe l’ensemble des clichés d’une tradition républicaine du cinéma américain. Encore une fois, un enfant soudainement orphelin est rescapé de justesse par un héros solitaire. Encore une fois, un duo séparé par la barrière de la langue est poursuivi par une bande de vilains racisés (un cartel mexicain tout aussi stéréotypé que les criminels dans Sicario [2015]). Et encore une fois, cette fable d’humanisme marchand baigne dans une idéologie catholique vieillotte. Autant j’admire 3 Godfathers (1948) de John Ford, autant je reconnais que certaines de ses considérations spirituelles tombent aujourd’hui à plat. Chloé Zhao l’a d’ailleurs démontré tout récemment, sans établir pour autant un point de rupture. Là est toute la différence. Nomadland (2020) reprend un parcours déjà amorcé, mais en profite pour dessiner une nouvelle carte. The Marksman, quant à lui, tourne piteusement en rond.

L’ennui, au cinéma ou ailleurs, a la particularité d’éveiller des souvenirs de visionnements heureux. Face au drame de Lorenz, l’esprit divague vers d’autres horizons. Après avoir brièvement retrouvé Frances McDormand dans le désert de l’Arizona, il se dirige ensuite vers le supérieur Logan (2017) avec lequel Marksman partage une prémisse similaire. Cette comparaison rappelle immanquablement le magnifique A Perfect World (1993) de Clint Eastwood, un metteur en scène avec qui Lorenz a maintes fois collaboré à titre d’assistant à la réalisation. Visiblement, l’élève n’a retenu que les grandes lignes de l’œuvre du maître.

Ce travail de réminiscence tient du pur masochisme cinéphilique. J’en viens à souhaiter être ailleurs, en regardant tout simplement un meilleur film. Pourtant, mes yeux demeurent rivés à l’écran. Je suis fasciné par la tête d’affiche de Marksman, ce comédien que je suis n’importe où. Encore une fois, je vais à la rencontre de Liam Neeson.

Qu’est-ce que cet acteur irlandais exprime-t-il en moi ? Pourquoi avoir fait de lui un compagnon de voyage à travers les films ? Ces questions — que j’associe à ce rapport sensible que plusieurs cinéphiles maintiennent secrètement avec leurs idoles — je me les pose depuis treize ans. À défaut de pouvoir leur trouver une réponse pleinement satisfaisante, je peux cerner le moment où elle a jailli dans mon esprit pour se muter en une obsession adolescente.

Il n’en pas toujours été ainsi. Pendant longtemps, les performances de Liam Neeson me laissaient de glace. J’étais indifférent à ses apparitions dans Star Wars : Episode 1 (1999), Gangs of New York (2002) et Kinsey (2004). Même Schindler’s List (1993) m’embêtait, mais pour des raisons qui n’avaient pas grand-chose à voir avec lui. Mettons les choses au clair. Bien évidemment, je reconnaissais que Neeson était un acteur plus que compétent. Jamais je n’ai vu le moindre film où il m’a semblé peu inspiré ou carrément mauvais. Liam Neeson était un distingué professionnel, capable de tirer le meilleur de n’importe quel scénario. Or, c’était précisément cette expertise qui m’ennuyait, son aisance à se fondre dans un rôle sans dévoiler un pan de son intériorité. Sans doute étais-je ingrat envers lui. Ce que j’avance ici, après tout, demeure un sacré compliment envers la qualité de son travail. J’étais cependant incapable de saisir la portée de son jeu parce que, contrairement à un interprète comme Jack Nicholson, il ne cherchait jamais à se démarquer. Il souhaitait plutôt s’effacer, au point de passer inaperçu.

Puis, il y a eu cet instant décisif où Neeson s’est imposé à moi comme un acteur essentiel à ma cinéphilie. Une scène de Taken (2008) a suffi pour que je réévalue complètement sa présence à l’écran. Vous vous doutez bien de laquelle il s’agit, celle dans l’esprit des romans de Bob Morane où il évoque ses compétences… des compétences qui font de lui un homme très dangereux. Digne d’anthologie, cet avertissement lancé à des inconnus représente une seconde naissance pour Liam Neeson. À partir de là, il s’affiche pleinement comme une authentique vedette de cinéma. Il expose littéralement son savoir-faire en exhibant un potentiel héroïque insoupçonné. En insufflant une élégance shakespearienne à la plus ringarde des répliques, il en vient à confirmer l’ampleur de son talent. Étant au sommet de son art, le comédien n’incarne plus que lui-même. Neeson donne ainsi naissance à un archétype qui lui garantit une carrière parallèle à ces projets plus respectables. Un nouveau chapitre prolifique commence, un dans lequel il alterne entre drame historique pour Scorsese (Silence, 2016) et thrillers d’action jetables. Aucun retour en arrière n’est envisageable. Désormais, on ne peut plus voir quelqu’un d’autre que Liam Neeson au centre de l’image.

Plusieurs choses bonnes et moins bonnes ont été dites sur Taken. Il faut en retenir qu’à sa sortie, ce long métrage tenait lieu d’une anomalie. Après Schindler’s List, Neeson méritait mieux. Les critiques étaient dans le droit de se demander pourquoi un comédien comme Liam Neeson avait décidé de fricoter avec la société EuropaCorp de Luc Besson. « For money, of course! », aurait dit Orson Welles. Qu’un acteur connu accepte un contrat pour des raisons strictement alimentaires n’a rien d’exceptionnel. Neeson en a cependant surpris plus d’un en continuant dans cette voie improbable. Trois ans plus tard, il revient à la charge avec Unknown (2011) et The Grey (2011), deux séries B honnêtes avec lesquelles il fonde un sous-genre à son effigie. On ne sait alors plus comment catégoriser Liam Neeson. Il n’est ni tout à fait un has-been, ni tout à fait une star hollywoodienne comme Anthony Hopkins ou Ed Harris. Éminemment réflexif, le cycle qu’il entame s’avère inédit.

Depuis Taken, tous les films de Liam Neeson sont autobiographiques. À la suite du triste décès de sa conjointe en 2009, nombreux ont été les critiques à aborder The Grey comme une métaphore de son deuil. Curieusement, peu ont souligné la récurrence de ce thème dans les longs métrages qui ont suivi. Le héros neesonesque, de Run All Night (2015) à The Marksman, est généralement veuf. Hanté par son passé, il noie ses regrets dans l’alcool, et ce, jusqu’à ce que le destin ne lui offre une chance de rédemption. À la manière des livres d’Emmanuel Carrère, la filmographie de Neeson tient du cheminement moral. Chacune de ses entrées gagne à être perçue comme une nouvelle étape d’un long et tortueux parcours évolutif. L’acteur étant prolifique, il nous accorde la possibilité de respecter un rendez-vous annuel afin de déterminer où il en est avec ses démons et, inversement, où nous en sommes avec les nôtres. Face aux tourments de ses personnages, j’en viens naturellement à songer aux miens. Je constate alors que si Neeson renoue toujours avec certains genres, c’est probablement parce la meilleure des volontés ne nous empêche pas de répéter les mêmes erreurs. Ma fidélité envers ce comédien écorché et magnifique tient du désir d’être présent quand il aura enfin droit au repos du guerrier.

Sous cet angle, The Marksman est un road movie stupéfiant. Encore une fois, Neeson y interprète un veuf alcoolique devant reprendre les armes. On le découvre néanmoins sous un jour moins clément. Il est désormais au bout du rouleau, épuisé par une vie truffée d’épreuves. Loin d’apporter une finalité à sa peine, The Marksman démontre plutôt que son errance à travers les films va perdurer. Une fois sa mission terminée, il n’a pas d’autres choix que de reprendre la route vers le prochain arrêt. Si le repos est éternel, il faudra une éternité pour l’atteindre. Entre-temps, l’exégèse de Liam Neeson gagne toujours à être faite.

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Critique publiée le 14 juin 2021.