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Woman with the 5 Elephants, The (2009)
Vadim Jendreyko

La dette du langage à la vie

Par Sarah-Louise Pelletier-Morin

Jusqu’à la fin janvier, sur la plateforme Tënk, on peut voir La Femme aux 5 éléphants (2009), un documentaire de Vadim Jendreyko capturant le quotidien de la traductrice d’origine ukrainienne, Svetlana Geier (1923-2010), morte peu de temps après le tournage du documentaire. Celle-ci est surtout connue pour avoir consacré les vingt dernières années de sa vie à la traduction allemande de cinq romans de Dostoïevski (Crime et châtiment, L’idiot, Les démons, L’adolescent et Les frères Karamazov), qu’elle appelle ses « cinq fantômes », comme l’évoque le titre du documentaire. Ses traductions « ont donné une nouvelle voix aux romans », souligne le réalisateur.

Le titre nous mène toutefois sur une piste quelque peu trompeuse. Le spectateur ou la spectatrice appâté par la référence à Dostoïevski sera déçu, car La femme aux 5 éléphants n’est pas un film sur l’œuvre du romancier russe, ni même un film sur la littérature. L’intérêt du documentaire se situe moins dans sa portée intellectuelle, que dans le regard à la fois féministe et intimiste qu’il pose sur une femme d’une intelligence rare, et au destin extraordinaire.

Svetlana Geier naît en Ukraine en 1923, voit son père emprisonné durant les purges politiques de Staline et mourir des suites de la torture peu de temps après sa libération, assiste au massacre de Babi Yar (événement traumatique, dit-elle, qui « n’est jamais devenu du passé ») avant de s’exiler en Allemagne avec sa mère, où elle reçoit une bourse d’études. Très tôt, elle sert d’interprète en Allemagne ; la traduction sera alors pour elle un moyen de s’émanciper en Allemagne et de prendre sa place dans une société hostile aux rescapés du stalinisme.
 


Il faut le dire d’entrée de jeu : l’héroïne du film fascine. Non seulement par son destin atypique, mais aussi pour sa présence à la caméra. On s’arrêtera d’abord sur le corps de l’octogénaire, qui semble déjà contenir en lui-même ses traits psychologiques. À travers ce visage solaire, cet air digne, ce chignon blanc, ces yeux perçants, ces vêtements soignés et sa taille rétrécie par un dos courbé d’usure, on décèle le tempérament d’une femme à la fois tendre et flegmatique, méticuleuse et indomptable, passionnée et sensible à la beauté du monde. Mais ce qui fascine, par-dessus tout, c’est la force de caractère, l’impétuosité, de cette femme qui dit avoir une « dette envers la vie » et être « trop vieille pour faire des pauses », divorcée en 1960, « cheffe de famille » très proche de ses enfants jusqu’à ses arrières petits-enfants et qui, en plus d’enseigner et de s’atteler à la traduction d’une œuvre monumentale, sait tenir maison et prendre soin de manière exemplaire.
 


Durant le tournage, le fils de Geier, âgé d’une cinquantaine d’années, est victime d’un accident de travail et devient hémiplégique. La femme cesse complètement ses activités de traduction et d’enseignement pour s’occuper de son fils durant des mois, afin de lui préparer des repas et de lui rendre visite à l’hôpital. À lui seul, cet exemple montre bien comment il peut être difficile de conjuguer le rôle de mère avec ses activités intellectuelles. Le cinéaste aurait d’ailleurs pu s’en tenir à cet objectif : démystifier, à travers la figure de Geier, la conciliation des rôles de mère, d’intellectuelle et de traductrice. Cela aurait certainement pu faire un très beau film. Mais le cinéaste a eu d’autres ambitions, qui ont malheureusement l’inconvénient d’alourdir la proposition.

 

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Si le sujet du film ouvre une fenêtre riche en possibilités, c’est non seulement parce que le destin de la protagoniste offre un récit passionnant, mais aussi parce que la traduction de l’œuvre de Dostoïevski a fait l’objet de nombreux débats. Au cœur de cette querelle, on retrouve d’un côté l’« école » allemande (qui est attachée à la fidélité au texte original) et de l’autre, l’école française (qui souhaite moderniser, voire embellir le style de Dostoïevski, jugé tantôt pauvre ou moribond). Il y avait là, semble-t-il, une opportunité à saisir, un enjeu à soulever pour le documentariste — mais il n’en est rien. Tout au plus réussit-on à attraper, au vol, deux phrases qui viennent faire écho à ces débats. La première phrase arrive lors d’une conférence, lorsque Geier évoque son rapport au texte. Elle soutient qu’il faut « lever le nez en traduisant », c’est-à-dire lever la tête hors du texte pour ressentir les mots, les ancrer en soi. Cette phrase entre fortement en résonance avec une autre phrase prononcée à la toute fin du film : « Je ne peux traduire que ce qu’il y a dans le texte ». Si la première phrase invite une certaine distance, voire un recul et une réflexivité par rapport au texte original, la seconde déclaration insiste plutôt sur l’importance de s’en tenir au plus près du texte — de garder, pour ainsi dire, le nez collé sur texte. On voit bien dans la contradiction entre ces deux idées sur la traduction qu’il s’agit là d’un art de funambuliste. La traduction repose en effet sur l’équilibre précaire entre, d’un côté, la loyauté au texte original, et de l’autre, l’interprétation subjective de celui ou celle qui traduit ce texte. Un film qui aurait déplié ces contradictions, ces multiples définitions de l’art de traduire, aurait été passionnant, mais pour le coup l’occasion n’a pas été saisie par le cinéaste.

Il s’agit ici non pas de dire que le film rate sa cible, mais plus simplement qu’il ne semble pas avoir identifié sa cible. La proposition semble en effet en constante recherche d’elle-même et de son point de fuite, ce qui donne souvent l’impression qu’on digresse, notamment lorsqu’on introduit des archives de la Shoah, ou même lorsqu’on suit la traductrice dans une sorte de « retour au pays natal » en Ukraine. Ces images sont belles et intéressantes, mais elles s’inscrivent mal dans le tout. Et même si l’on est réjoui, à l’issue du visionnement, on en vient toutefois à se demander : Est-ce un film sur l’art ? Un film féministe ? Un film biographique ? Un essai sur la traduction ? La femme aux 5 éléphants est tout cela et rien en même temps. Enfin, l’aspect rhapsodique du scénario, qui chez d’autres cinéastes peut témoigner d’une ambition et d’une originalité, ne parvient pas à s’élever à ce rang, et ne dépasse pas ici le statut d’un écueil.

Bien que cette errance n’ait pas que des inconvénients, le scénario aurait gagné à être plus serré, et la perspective plus assumée, pour que le tout soit plus harmonique.

 

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La perspective que le cinéaste a choisi de montrer est celle d’une « traductrice-lectrice », moins d’une « traductrice-écrivaine ». De fait, on la filme souvent en train de lire, et on l’entend souvent commenter l’œuvre de Dostoïevski, qu’elle décrit comme une œuvre d’une grande qualité, inépuisable, dont « elle ne ressort pas ».

L’espace de la maison où sont filmées la plupart des scènes mime la séparation des activités associées au « haut » et au « bas-corporel », les activités de l’esprit et du corps. Ainsi, à titre d’exemple, Geier reçoit en bas son amie Hannelore Hagen, avec laquelle elle discute de choses du quotidien en prenant le petit déjeuner, alors qu’au moment de la deuxième tasse de thé, les deux femmes « montent en haut », où elles passent aux « choses sérieuses ». Mme Hagen transite alors du statut d’amie à secrétaire. L’un des premiers plans du film présente les deux femmes en train de travailler ensemble, l’une lisant et l’autre tapant les mots sur sa dactylo - on ne peut s’empêcher ici de penser à la relation entre Dostoïevski et Anna Snitkine, la secrétaire sténographe qui deviendra la femme de l’écrivain, et qui dactylographiera tous ses romans. 



D’un point de vue formel, il aurait pu être intéressant de s’en tenir à ce seul lieu, la maison de Geier, qui est l’espace où elle travaille, mais aussi où elle s’épanouit comme femme, mère, amie. Les moments les plus stimulants du documentaire résident d’ailleurs dans le choc entre les plans représentant la femme dans sa vie spirituelle et intellectuelle (les activités de traduction, par exemple) et les plans la mettant en scène dans sa vie domestique (les activités prosaïques et de maintenance : cuisiner, repasser, manger, discuter au téléphone, etc.) Le film tente bien de montrer qu’il n’y a pas de réelle séparation entre ces deux univers ; ainsi, Geier confie qu’à travers ces « 5 éléphants », elle a « énormément appris pour [s]on travail, mais aussi pour [s]a vie. » « C’est gigantesque », insiste-t-elle. À la question « Pourquoi traduit-on ? », Geier répond : « C’est le désir de trouver quelque chose qui se dérobe sans cesse. L’original jamais atteint ; l’ultime, l’essentiel. »

À quelques moments, le montage réussit brillamment à exploiter la brutalité de la transition entre ces deux mondes, et parvient même à réaliser ce tour de force qui consiste à faire communiquer ces deux mondes qui semblent a priori insolubles, en les articulant à travers le regard que pose Geier sur le monde - un regard, je ne saurais trop insister là-dessus, qui est empreint de poésie. C’est peut-être, d’ailleurs, dans ces activités prosaïques que l’on entend le mieux l’« ethos » de la traductrice, c’est-à-dire lorsqu’elle « traduit », ou médiatise, son expérience du réel à travers un regard proprement littéraire. L’une des plus belles scènes du film est sans doute celle où l’on présente la femme en train de repasser les nappes brodées par sa mère. Geier se remémore alors une description de la neige dans Moby Dick de Melville pour comparer la blancheur du tissu. Cette rencontre entre la vie intellectuelle et prosaïque surgit également plus tard, alors qu’elle épluche un oignon, dont elle compare la forme aux romans de Dostoïevski, qui comme le légume n’ont pas de centre mais un « bout » ; ainsi, chez le romancier russe, on trouve des « pelures » d’histoires dans une histoire, qui forment un tout, et qui s’inscrivent dans une cadence. Le même éclat poétique se produit lorsque Geier se remémore la libération de son père ; elle ne se souvient d’aucun mot prononcé par son père, mais elle se rappelle avec clarté d’un détail, de ce « veston à la Tolstoï » qu’il portait…


 

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D’un point de vue visuel ou sonore, le film n’a rien d
e remarquable à offrir. On notera tout de même que la perspective se déplace au cours du film, en délaissant le voyeurisme pour l’intimisme. Au début du documentaire, la caméra est instable et placée loin du sujet. Le cadre bouge constamment, si bien qu’on a l’impression de voir à travers le regard d’un enfant espionnant dans l’embrasure d’une porte. Au fur et à mesure que le temps passe, la caméra se rapproche du visage de la protagoniste par des gros plans, l’échelle du cadre devient de plus en plus intime. La femme se dévoile tranquillement à la caméra, comme si la confidence n’était possible qu’à l’issue d’un long parcours où la confiance a été gagnée.

Il aurait été intéressant, à cet égard, d’investir ce lien et de mettre en scène de manière plus assumée le récit de la rencontre entre le réalisateur et la traduction, par exemple en conservant des bouts de leurs échanges. Cela aurait notamment permis de prendre en écharpe les différentes étapes du film, d’autant que la proposition manque de liant, de chevilles, entre ses différentes parties. Si le réalisateur se présente en narrateur au début du documentaire, cette narration est délaissée en cours de route pour laisser place à un regard plus contemplatif. La voix off revient sporadiquement ponctuer quelques scènes dans le film, mais elle est trop rare et trop expéditive pour s’ancrer pleinement dans la proposition ; in fine, bien que la rencontre entre le réalisateur et la traductrice aurait pu être formellement intéressante, la narration apparaît en l’occurrence superflue, si bien qu’à chaque fois qu’elle resurgit, on se sent agacé.

L’hésitation du film ne s’entend pas qu’à travers cette narration abandonnée en cours de route, mais affecte aussi le scénario d’une manière plus large, qui semble manquer de direction, de précision.
 


Là où le film réussit toutefois quelque chose, c’est lorsqu’il décélère et adopte le rythme de la traduction, qui requiert une certaine lenteur, qui l’encourage : on apprécie voir Geier lire en commun avec un collègue, venue débattre avec elle sur le choix d’un mot, d’un temps de verbe à traduire. On est également fasciné devant ces détails banals que le cinéaste conserve, par exemple quand on la voit aiguiser méticuleusement, longuement, ses crayons, avant de commencer à travailler. Ce sont des petits gestes comme ceux-ci qui permettent réellement de démystifier le métier, de mettre des « images » sur une activité autrement cachée ou privée, mais aussi de voir comment les frontières sont poreuses entre la vie et le texte. Le film évoque bien, au final, qu’il y a forcément un peu de la vie de cette femme, de ce crayon aiguisé, de cette nappe repassée, de ce fils mort prématurément, dans les nouvelles traductions allemandes de Dostoïevski.

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Critique publiée le 31 décembre 2020.