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Wintopia (2019)
Mira Burt-Wintonick

L'oeil d'un enfant

Par Olivier Thibodeau

Dire que Wintopia constitue le document définitif sur la vie de Peter Wintonick est un truisme. L’incursion que le film propose dans l’esprit fiévreux du regretté cinéaste (emporté en 2013 par un cholangiocarcinome) est si pertinente, perspicace et richement documentée qu’il n’aurait pu en être autrement, surtout qu’il épouse la perspective d’un des témoins privilégiés de ses errances, l’inspirante Mira Burt-Wintonick, sa fille, qui signe ici une épitaphe touchante teintée d’amertume. Ce qui nous frappe en effet lors du visionnage, ce n’est pas tant l’acuité dont fait preuve l’autrice dans la caractérisation de « Papa Pete », mais la complexité ahurissante des rapports spéculaires que son œuvre met en exergue. S’esquivant à l’accablant faisceau d’un amour paternel contaminé par la cinéphilie, Mira glisse vers le refuge sombre de la circonspection, et avance précautionneusement dans son processus de réincarnation, évoquant malgré sa déférence une double aliénation interpersonnelle : aliénation écranique et aliénation utopiste. C’est une mise en abîme de la quête qu’elle effectue en somme, dans le sillon d’un globetrotter rêvasseur qui a sacrifié en pérégrinations des moments de félicité familiale que regrette aujourd’hui l’autrice, mais dont elle cerne la source dans une sorte d’humanisme égoïste que laissent transparaître les indices vidéo laissés derrière.

Le dispositif privilégié pour l’exercice est simple et ad hoc : la réalisatrice narre son père en voix off et la relation douce-amère qui les a noués en la superposant à une manne d’images captées ou produites de son vivant, incluant de nombreuses cartes postales. Elle s’attarde particulièrement aux 300 cassettes amoncelées dans le sous-sol parental, gardiennes des rushes d’un vaste ouvrage intitulé Utopia, dont elle restaure aujourd’hui l’essence tout en y glanant les indices biographiques nécessaires à sa maïeutique posthume. Si elle propose un accès inédit à cette œuvre perdue, ce n’est donc pas seulement dans la continuité du travail paternel, mais dans l’élaboration d’une réflexion nécessaire et intime sur le thème de l’utopisme, comprise comme la poursuite aliénante d’une chimère. « Le terme utopie signifie à la fois « endroit idéal » et « nulle part » », déclare-t-elle en amorce, « et je me suis toujours demandé : « Pourquoi mon père passait-il autant de temps à chercher quelque chose qui n’existe pas ? » Mira envisage dès lors l’utopisme comme une poursuite hypermétrope, d’où la nature de son titre, qui, loin d’introduire une hagiographie, annonce en fait un travail critique à l’égard de son sujet, dont elle s’émancipe paradoxalement en tant qu’artiste via l’adhésion à son art.

C’est le plaisir de voir le home movie de la famille Wintonick qui d’abord nous happe, et nous tend une irrésistible perche. La personnalité extravagante et magnétique de Peter nous envoûte, ainsi que la créativité artisanale de sa mise en scène. Il suffit de voir le bonhomme défaire une carte de l’Australie et l’exhiber sur sa bedaine pour comprendre la nature irrésistible de son style et de son humour, adroitement burlesque, mais sans effort. Investi par la mémoire de 1000 autres cinéastes, ses mentors. On apprécie également l’obsession étrange que démontre Peter pour son film en germe, qui sans financement serait resté dans une boîte au sous-sol, nonobstant son génie conceptuel, ni la passion de son auteur pour ce lieu impossible, non-lieu idéal, où « tout le monde peut être heureux » mais où il aurait préféré s’éclipser seul. Don Quichotte ou Saint Brendan. Ce sont les deux alter-egos que revêtira ici le célèbre documentariste canadien d’origine ukrainienne et qu’il revendique d’ailleurs explicitement sur ses cassettes, dans le leitmotiv des moulins et les images de châteaux médiévaux. Deux voyageurs idéalistes qui comme lui, se sont perdus en songes, absorbés par un idéalisme fou que Mira ausculte avec adresse, au gré d’images toujours pittoresques et inspirantes, dans le sillon d’un explorateur passionné qui, à défaut d’avoir partagé avec elle ses voyages, lui en lègue désormais les souvenirs par procuration, mais aussi l’imposante tâche de leur déchiffrement, dont elle s’acquitte avec une surprenante virtuosité.

L’intérêt de ce home movie familial réside aussi dans le rapport trouble qu’il révèle déjà entre Peter et Mira, que l’autrice explicite davantage dans sa narration et dans une série d’entrevues sonores conduites auprès de plusieurs collaborateurs et connaissances de son père, Nettie Wild notamment, Christine Burt évidemment, mais aussi Mark Achbar, Peter Lynch et Ally Derks, fondatrice du IDFA. Ce qui ressort de ces témoignages, c’est l’humanisme excessif et maladroit de Peter qui, en œuvrant aussi assidûment et volontairement à la programmation festivalière et la recherche d’un eldorado à exhiber sur film, néglige son propre sanctuaire familial. Ce qui ressort du témoignage parallèle de la principale intéressée, c’est l’amour décalé d’un père pour sa fille, assimilable à celle d’un cinéaste pour son égérie, prompt à placer une caméra entre lui et l’objet de son affection. Prompt à privilégier la mise en scène de la vie à la vie elle-même, animé d’une passion candide et aveugle pour un médium au travers duquel toute vérité semble devoir passer. « Il ne semblait pas réaliser combien je détestais être filmée », rajoute Mira, qui collectionne à l’écran les moments subtiles de son propre malaise d’enfant, « je voulais passer du temps avec lui sans avoir à jouer dans un film. Sans l’objectif entre nous deux. » C’est un homme épris d’utopisme que l’autrice révèle ainsi, mais surtout un songe-creux épris de mise en scène, dont l’étude à l’écran provoque un approfondissement vertigineux de la mise en abîme, alors que le regard posé par Peter sur sa fille se trouve décortiqué par l’objet-même de ce regard au gré d’un revirement créatif de perspective.

La biographie d’une personnalité publique n’est jamais mieux servie que par les documents trouvés dans sa propre vidéothèque, sanctuaire de son inconscient et envers intime d’une image publique mythifiante. C’était le pari d’Asif Kapadia avec Amy (2015), dont l’enjeu était de cerner la réalité de son sujet via les documents qui en ont directement émané. Peter est plus généreux encore que Winehouse à cet égard, en cela qu’il a laissé un monticule de documents dans son sillon, autant de prismes labyrinthiques à soupeser pour l’œil scrutateur de Mira et de sa monteuse Anouk Deschênes, qui s’engagent pour l’occasion dans un processus d’introspection gigogne. C’était le lot de Manic (2017) également, que Deschênes a monté lui aussi et où une autre Montréalaise, Kalina Bertin, auscultait le legs confondant d’un père disparu à la recherche de réponses à ses propres anxiétés existentielles. C’est aussi la leçon de Wintopia, autre exemple scintillant de documentaire psychanalytique dont la pertinence se dédouble naturellement dans la similarité du travail des deux Wintonick, sorte de miroir congénital qui donne lieu ici à plein d’effets enchanteurs, le plus impressionnant desquels demeure l’émancipation artistique de la fille via la réappropriation du travail paternel.

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Critique publiée le 31 décembre 2020.