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Je m'appelle humain (2020)
Kim O'Bomsawin

La force tranquille

Par Claire-Amélie Martinant

Face à un temps incertain en plein chamboulement et pris au piège dans un climat alarmiste, il est un remède des plus efficaces : s’entourer de personnes lumineuses, inspirantes de sagesse et porteuses d’espoir. Le dernier documentaire de la réalisatrice d’origine abénaquise, Kim O’Bomsawin, dresse justement un portrait très touchant et intimiste de la grande poétesse et traductrice, innue, Joséphine Bacon. En s’attachant à nous partager et à transmettre la culture innue par une histoire positive, O’Bomsawin, nous livre un antidote universel, capable de nous recentrer sur l’essentiel : l’écoute de la parole des anciens, l’importance d’une connexion à la nature, et la résilience comme philosophie.

Auréolées par un timbre de voix magnifiquement incarné, les paroles de Joséphine Bacon soufflées à nos oreilles se transfigurent en présents de bonheur et de sagacité. Ses mots nous bouleversent par leur simplicité et leur force transformatrice. Ils nous transpercent par les émotions qu’ils véhiculent, comme des souvenirs à la fois lointains, et pourtant si proches. Accoudée à du bois flottant sur une plage du territoire du Mushuau-nipi, elle nous confie ce qu’est la poésie pour elle. Rien de moins que son langage de tous les jours, sa langue maternelle, l’innu-aimun, qu’elle défend corps et âme contre l’extinction et l’oubli. Qui parle l’innu-aimun suit une certaine logique pour la construction et l’expression d’une phrase : plusieurs mots, autant qu’il est nécessaire, sont accolés aux autres pour n’en former qu’un seul. Ils décrivent très précisément une situation, une zone géographique, des variations relatives à la faune et à la flore, calqués sur le mode de vie nomade. À titre d’exemple, la description du caribou repose sur une vingtaine de termes, classés selon le sexe, l’âge, la provenance et la condition physique dudit animal. Poètes avant l’heure, les Innus personnifient harmonieusement l’art de versifier, et le font avec une lucidité d’esprit spirituelle et pragmatique étonnante.

Autre merveille de cette culture autochtone que nous restitue doucement le film, celle de la transmission orale notamment par l’entremise des contes symboliques et l’écoute attentive des récits des plus vieux. Joséphine Bacon nous explique comment le premier enfant d’une famille prend soin des aînés en les portant sur son dos lors des grands déplacements migratoires, et va même jusqu’à les nourrir en chassant pour eux. Ce sont eux qui ont « tellement vécu et tellement vu », qui sont en mesure de guider les plus jeunes et leur raconter le début du monde. « Quand ils te racontent, tu les accompagnes dans leur récit. Tout ce qu’ils te racontent, tu le vois. » « Dans leur silence, c’était de grands poètes », nous rapporte la protagoniste. Reproduisant leur posture, assise, face à la mer, les yeux rivés sur l’horizon, elle se rappelle qu’eux « seuls voyaient ce qu’ils regardaient ». Dans l’immensité de la mer et la profondeur du ciel, ils y trouvaient sûrement un réconfort, retraçaient l’écoulement de leur existence sédentaire et donnaient naissance à de nouvelles espérances. D’ailleurs leur présence est perceptible sur la terre ancestrale, située le long de la rivière Metsheshu, à une dizaine d’heures de voyagement en train puis en canot ou hydravion, à partir de Sept-Îles. À 250 kilomètres au nord-est de Schefferville, ils atteignaient à chaque début d’automne, ce site de chasse réputé pour ses troupeaux de caribou en transhumance. Considéré de nos jours comme un lieu culturel, patrimonial et archéologique, il est maintenant protégé en tant que réserve nationale. Surpassant l’obstacle de la matérialité écranique qui en parasite indéniablement le rendu, la réalisatrice parvient avec concision à nous immerger dans l’aura bienveillante de cet endroit magique, préservé par les communautés autochtones qui y chassaient le caribou. Si Kim O’Bomsawin arrive à transcender l’impuissance technologique, c’est qu’elle aussi possède cet esprit, cette aura émanant d’une interrelation profonde et respectueuse avec la nature. C’est un précieux cadeau qui nous renvoie une énergie positive et ressourçante, incontestablement palpable et pourtant invisible.

Et c’est ainsi que la beauté sauvage et isolée, vierge de l’intervention humaine, revêt son plus beau manteau, celui qui se montre en de rares occasions. Le lichen, la mousse, les bleuets sauvages, et autres fleurs, forment un parterre de couleurs, équilibré et soigné, qui rampent sur les rochers. « Le lichen me nourrit. La mousse soigne mes larmes », « Je ne suis pas l’errante de la ville, je suis la nomade de la toundra ». Quelques mots suffisent. Et l’on comprend que Joséphine nous facilite grandement la tâche, en nous guidant à travers sa culture et l’histoire de son peuple. Selon ses ancêtres, l’histoire innue est contenue dans les os de la tête de la truite grise. Considérée comme le maître des poissons de l’intérieur des terres, on y retrouve Grand-Père avec sa patte d’ours, Missinak, le maître des animaux aquatiques et Papakassik, le maître du Caribou. L’immensité du territoire force au respect et à la préservation tant la connexion avec l’environnement ressort puissamment. Joséphine nous l’enseigne à la manière de ses ascendants, avec sa poésie et son vécu. L’univers sonore vient s’ajouter comme une couche douce et pénétrante, reflétant la sensation du bonheur et l’espoir de nouvelles transmissions de savoirs. Alors que le style cinématographique s’avère parfois un peu bancal, l’authenticité de la démarche sociale prend le dessus : Kim O’Bomsawin a le mérite de partager ses belles histoires ancrées dans l’humain, et de nous faire boire à même la source, nous faire goûter l’essentiel.

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Critique publiée le 31 décembre 2020.