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Nadia, Butterfly (2020)
Pascal Plante

Le robot qui rêvait

Par Olivier Thibodeau

Après un excitant premier long métrage (Les faux tatouages, #25 de notre palmarès 2017), Pascal Plante s’impose avec Nadia, Butterfly comme l’un des artisans incontournables du nouveau cinéma québécois, proposant une œuvre passionnément incandescente qui fait figure de volcan au travers les landes glacées de notre imaginaire cinématographique d’antan. Nadia, c’est un film qui nous fait beaucoup de bien malgré la douleur superbement humaine qu’il nous fait ressentir. C’est une œuvre qui relève le pari de l’intimisme avec une fougue et un brio incroyables, opérant à l’écran une symbiose épidermique avec une protagoniste superbe et touchante, incarnée avec une sensibilité insoupçonnée par une actrice non-professionnelle (la nageuse olympienne Katerine Savard), s’émancipant en outre du naturalisme prosaïque propre au drame social en ponctuant le récit de plongées oniriques dans la psyché adolescente de ce papillon pris dans l’eau. Le scénario, d’une exceptionnelle intelligence, s’attelle conséquemment à déchirer l’horizon d’attente fabuleux du drame sportif hollywoodien afin de lui substituer l’honnêteté émotionnelle du récit initiatique. Cette substitution est d’autant plus significative qu’elle s’effectue dans une perspective de fracture axiale, provoquant une miction constante du réel et de l’irréel qui lance l’œuvre en orbite dans de foisonnantes interstices, entre le glamour de la compétition sportive de haut niveau et le prosaïsme de la discipline qu’elle requière, entre l’ici (du Québec confiné) et l’ailleurs (d’un Japon olympique fantasmé).

Suite spirituelle parfaite aux Faux tatouages, l’œuvre fait montre d’une honnêteté émotionnelle et d’une justesse de ton tout aussi extraordinaires, que Plante accentue paradoxalement par errances oniriques, le situant entre deux flots du cinéma québécois contemporain. En effet, s’il passe désormais grand-maître dans l’art du récit initiatique (emboîtant le pas et dépassant d’illustres prédécesseurs tels que Philippe Falardeau, Anaïs Barbeau-Lavalette, Philippe Lesage et Geneviève Dulude-De Celles), l'auteur propose surtout une alternative imaginaire au réalisme socio-identitaire traditionnel (à l’instar de d’autres phares de la relève nationale comme Sophie Bédard-Marcotte, Olivier Godin ou Matthew Rankin). Il offre ainsi une suspension fantasmatique salutaire pour un spectateur qu’il invite à « se laisser bercer » entre deux fééries superposées, la psyché confuse de son égérie et le Tokyo d’une compétition qui n’aura jamais eu lieu, tangibles mais élusives, fluctuantes à l’instar de l’eau elle-même.

C’est dans la piscine que démarre le film, là où la caméra célèbre et emprisonne le corps de l’héroïne et de ses compagnons d’entraînement, magnifiques dans des mouvements dictés par une discipline militaire imposée par un entraîneur qui ne parle que de chiffres. Leurs gestes ont beau être élégants, précis, majestueux dans leur élan et leur fluidité, ils ne sont jamais assez « bons » à l’égard du chronomètre ; leur valeur, du moins, n’est déterminée que par le mouvement inexorable des mécanismes quantitatifs. Ce sont de beaux jeunes gens qui habitent des corps robotiques [1], mais essoufflés néanmoins, agglutinés à l’écran dans des fonds de piste, forcés d’enchaîner toujours plus d’efforts chronométrés. Ce sont des machines souffrantes, affligées d’autant plus que leur dévouement à la cause s’effectue au détriment de leur socialisation, faisant d’eux des enfants-adultes, cantonnés à une connaissance purement anatomique de l’être humain et purement compétitive de la société. C’est cette carence que le film explorera d’ailleurs dans le second acte, alors que le spectacle des joutes sportives cède le pas aux errances adolescentes propres à la quête initiatique d’une protagoniste qui, en prenant sa retraite de la nage compétitive, trouve finalement la route vers soi.

La seconde scène semble a priori manquer de contextualisation, mais elle contribue en fait au génie de l’œuvre en dégraissant immédiatement les poncifs du récit sportif afin d’arriver à l’essentiel, soit l’espace mental de Nadia, qui se révèle dès lors comme un personnage attachant et mémorable, parfaitement vraisemblable dans sa fragilité juvénile. On la retrouve alors in media res, dans les coulisses des Jeux de 2020, forcée d’affronter la presse canadienne après une « contre-performance » en course individuelle qui l’a vue manquer le podium d’une place. Il n’est nul besoin pour nous à ce moment d’avoir assisté à la course en question pour comprendre le spleen qui afflige l’athlète. Il n’y a qu’à considérer la discipline draconienne de la première scène et sa mine déconfite, sous un vernis craquelant de self-control, pour que tout devienne limpide ; il faut aussi apprécier le caractère inhospitalier des lieux où elle chemine, le long d’un corridor oppressant où on la mène comme du bétail vers l’abattoir médiatique. Et si ce sont les journalistes qui nous fournissent les détails-clés à propos de sa biographie, lorsqu’ils évoquent sa retraite annoncée du sport professionnel et mentionnent sa jeune vingtaine, c’est l’appareil technique qui véritablement se charge de sa caractérisation, via le travail symbiotique qu’effectuent la caméra scrutatrice de Stéphanie Weber-Biron, la direction artistique, toujours évocatrice, le montage tranchant d’Amélie Labrèche et la performance entière de Savard.

C’est l’expérience intime, plutôt que le parcours procédural de cette égérie baignante que le film s’efforce d’incarner et c’est aussi en cela qu’il transcende le film de sport traditionnel. Après sa défaite, il ne reste à Nadia qu’une seule course à effectuer, la course à relais, où elle ne peut espérer qu’une conquête d’équipe de la médaille de bronze. Il s’agit là sans doute d’un événement anodin selon le American gold standard, mais il est capté ici dans une scène d’une maestria époustouflante, l’une des plus belles scènes de sport dans l’histoire du cinéma, justement parce qu’elle nous refuse complètement la position de téléspectateur et s’accroche obstinément à la peau de l’héroïne, à chacun de ses mouvements, nerveux ou anticipatoires, ainsi qu’à sa perception des bruits de foule assourdissants aux alentours. Il n’y a aucun plan tourné à partir des estrades, mais en revanche un travelling légendaire à ras de l’eau, où la caméra focalise sur les mouvements de l’athlète à l’effort. Moment de cinéma jubilatoire : notre proximité de l’action, qu’accentue de façon virtuose l’appareil technique, devient garant d’une expérience immersive quasi-mystique, à l’instar du film tout entier qui, en privilégiant une facture intime, favorise aussi la floraison d’un récit à hauteur humaine, où les robots s’émancipent finalement de leur esclavage plutôt que de le célébrer.

La victoire de Nadia et de ses compatriotes à la course à relais ne constitue donc pas l’aboutissement du récit, mais un simple élément déclencheur puisqu’il marque la fin de son parcours professionnel, symbolique de son enfance et des interdits comportementaux qui entrave l’expression de sa jeunesse. C’est après que sonne l’heure de la découverte de ses libertés motrice et sexuelle dans le double brouillard éthylique et touristique de la capitale japonaise, qu’elle transperce à tâtons, passe-muraille de nombreuses autres cloisons symboliques disséminées par un scénario généreux et habile, qui évite agilement tous les pièges du métarécit. En effet, s’il y a de la drogue dans le film, il n’y a pas de Drogue. Si les nageuses en prennent après leur victoire, ce n’est pas pour qu’on les voit ensuite dérobées de leurs médailles au profit d’un idéal sportif moralisant. On parle aussi d’amour dans le film, mais on ne parle pas d’Amour. Il n’y a pas de nuit fatidique pour Nadia, il n’y a que la subversion de celle-ci, incarnée notamment par le contenu de la lettre déposée dans sa chambre près d’un bouquet de fleurs. Loin des mots d’un jeune prétendant, on y voit la description du comeback training que souhaite lui imposer son entraîneur pour son retour au bercail des enfants-robots, invitation à laquelle elle devra résister dans sa quête confuse d’émancipation. La drogue et l’amour sont comme la compétition ici, comme Tokyo et l’eau : ce sont autant de portes vers les méandres perceptuels fascinants qui tissent le cœur de cette œuvre palpitante, et qui matérialise son humanisme dans l’expérience-même de ce que cela représente d’être humain.

 

 


[1] La référence aux automates dans le présent texte n’est pas innocente, ni personnelle. Elle provient d’une réflexion esquissée par Plante lui-même après la projection de son film en ouverture du FCVQ. Il qualifiait alors sa protagoniste de « robot ». C’est ainsi du moins qu’il l’a imaginée, entrevoyant le développement progressif de son libre-arbitre comme une libération simultanée des impératifs de la compétition sportive et du monde de l’enfance.  

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Critique publiée le 30 novembre 2020.