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She-Devils on Wheels (1968)
Herschell Gordon Lewis

Sex! Guts! Blood! And all men are mothers!

Par Alexandre Fontaine Rousseau

Le cinéma de Hershell Gordon Lewis contient très peu de « cinéma » à proprement parler et She-Devils on Wheels est à peine un film. On pourrait parler d’une suite d’images, d’un assemblage de scènes qui s’enchaînent plus ou moins pour former un ensemble vaguement cohérent. On aurait alors l’impression qu’il s’agit d’un mauvais film, ce qui n’est pas nécessairement faux tout en n’étant pas totalement vrai. She-Devils on Wheels, comme de nombreux films d’exploitation de son époque, fonctionne d’abord et avant tout sur un plan strictement atmosphérique. Sa logique interne n’est pas narrative. Les événements qu’il relate pourraient presque tous exister indépendamment les uns des autres. Nous y suivons les membres d’un girl gang à moto se faisant appeler Man-Eaters, dont l’extravagant blouson est adorné d’un chat rose aux crocs proéminents. Courses de bécanes afin de savoir qui pourra la première choisir son étalon, soirées de débauche dans leur repaire, harcèlement quotidien des habitants du coin... c’est à peine si le film trouve le temps d’établir une vague rivalité avec une bande ennemie, question qu’un enjeu quelconque ponctue la liste des actions présentées.

Mais She-Devils on Wheels n’est pas un film. C’est une attitude. L’ensemble repose essentiellement sur sa dégaine rock 'n roll et sur sa propre nonchalance, qui trouve dans la réalisation de Hershell Gordon Lewis un écho esthétique approprié à son indifférence rebelle. Lewis ne met pas en scène. Il pointe sa caméra dans la direction de l’action et filme ce qu’il y a à filmer là. Sa plus grande contribution à l’histoire du septième art est l’institutionnalisation du régime gore, c’est-à-dire d’un rapport purement démonstratif à la violence comme spectacle à la fois sordide et caricatural. Or, à l’exception d’une décapitation, She-Devils on Wheels ne contient aucune scène du genre — ce qui ne l’empêche pas, par ailleurs, d’être du pur Hershell Gordon Lewis. On pourrait accuser le cinéaste de n’avoir aucun style, mais sa caméra utilitaire possède une authenticité presque documentaire qui sert assez bien l’ambiance générale. Après tout, l’objectif n’est pas de raconter une histoire ; il s’agit plutôt de « passer du temps » en compagnie de Queen, Karen, Honey Pot, Supergirl et Whitey alors qu’elles défient la police et l’ordre social.

Ce qui caractérise la réalisation de Lewis, c’est cette totale absence de jugement ou de positionnement qui situe l’action par-delà le spectre de la morale. Un autre réalisateur aurait sans doute voulu réagir aux actes des Man-Eaters, les punir ou les justifier au nom d’une quelconque éthique qui n’existe tout simplement pas dans le monde de Lewis — où les choses sont tout simplement telles qu’elles sont. Au-delà de son opportunisme mercantile, l’approche de Lewis adhère à la philosophie violente et hédoniste de ses protagonistes, résumée à la toute fin du film par l’entremise d’une sorte de poème récité à l’intention du spectateur : « Can we ride a little faster, said the leader to the pack, there's a fuzz right behind us and he's breathing down our back. Cops are looking for us everywhere we go, waiting for one wrong move and into jail we go. We don't owe nobody nothing and we don't make no deals. We're swinging chicks on motors and we're man-eaters on wheels. » La livraison pleine d’assurance de ces quelques lignes illustre à elle seule l’esprit du film : cette pure volonté d’exister, quitte à se moquer des conventions et à confronter tous ceux qui se dressent sur leur chemin.

C’est presque par défaut que She-Devils on Wheels s’avère une œuvre proto-féministe, car l’idée même d’accorder des intentions à Hershell Gordon Lewis paraît incongrue. Mais aucune autre interprétation n’est possible, tant l’inversion des rôles et l’abolition des normes patriarcales y sont systématiques. Nos féroces Man-Eaters foncent droit devant, détruisant tout sur leur passage et décapitant sans arrière-pensée l’homme qui a osé s’en prendre à l’une d’entres-elles ; et les rares concessions du film à une mécanique dramatique plus classique n’y peuvent rien pour freiner leur élan ou pour étouffer leur cri de ralliement « Sex! Guts! Blood! And all men are mothers! » Tout ça, bien entendu, reste en surface. Face à une analyse critique plus soutenue, le discours du film ne tient pas vraiment la route et sa représentation d’une sexualité féminine débridée relève malgré son audace du fantasme masculin. Mais après des années passées à découper en morceaux le corps féminin, Hershell Gordon Lewis répond ici à l’une des critiques récurrentes formulées à l’égard son œuvre : sa violence outrancière n’est aucunement biaisée et peut s’abattre avec tout autant d’enthousiasme sur le corps masculin. « We own this road so you better get lost, when you hear the roar of our cut-out exhaust fuck off », annonce une chanson-thème aux accents surf rock. She-Devils on Wheels est une attitude... et ça tombe bien, parce qu’il en a à revendre.

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Critique publiée le 21 juin 2019.