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Dieu existe, son nom est Petrunya (2019)
Teona Strugar Mitevska

Minerve et les loups

Par Olivier Thibodeau

J’aurai manqué la première projection de la copie restaurée d'Ordet (1955), mais au moins j’aurai vu Petrunya, qui, bien que formellement antithétique, rappelle fortement les rapports de genres dreyeriens, particulièrement en ce qui a trait à l’expression d’un patriarcat frustré par la transgression féminine. Le tout démarre de façon définitivement contemporaine, avec un zoom langoureux sur la protagoniste, minuscule dans le plan d’ensemble d’une grande cour désaffectée recouverte d’asphalte colorée, suivi d’une série de plans statiques grisâtres montrant une procession de dévots orthodoxes et d’icônes rubleviénnes décrépites recouvrant les murs d’une église. Le contraste visuel est accompagné d’un contraste musical, alors que les sonorités punk du premier plan contrastent avec la solennité des litanies religieuses. La métaphore est simple mais efficace, excitante même, dans le dévoilement du potentiel subversif de l’œuvre : elle concerne l’introduction d’un élément séditieux au sein d’une institution patriarcale dogmatique. Cet élément séditieux, c’est Petrunya, la sainte-Petrunya, élue de Dieu, mais pas des zélotes locaux, obnubilés seulement par l’illégitimité de son sexe au sein d’une économie phallocrate dont découle la légitimité de leur violence antagoniste.

Petrunya, c’est un peu comme la Jeanne-d’Arc de Dreyer, martyrisée indûment pour la jalousie qu’inspire son élection divine. Il existe en effet ici une métaphore christique radicale fort adroitement intégrée au récit, responsable au demeurant de certaines des plus mémorables images du film. Tout débute avec une entrevue foireuse dans une sorte d’usine panoptique, au centre de laquelle trône un patron suffisant entouré d’une armée de couseuses serviles, entrevue où ce dernier déclare la jeune femme trop peu qualifiée, trop peu expérimentée et trop moche pour l’embauche. « Je ne te baiserais même pas », déclare-t-il sèchement, « alors pourquoi je t’engagerais ? ». Il s’agit là du heurt liminal de la protagoniste contre l’injustice d’un système, qui dans son intransigeance, lui ouvrira le royaume de Dieu. En effet, c’est l’errance provoquée par cette rencontre traumatique qui l’amènera jusqu’à l’escalier menant à la rivière, là où elle est happée vers la berge par un groupe d’hommes empressés de participer à la plongée annuelle pour la croix épiphanique, censée pourvoir à son détenteur une année complète de chance. Bousculée durant quelques plans, entraînée contre son gré par le mouvement de la foule, elle se retrouve au raz de l’eau, où elle aperçoit la croix du regard, parmi des flots glacés où elle n’hésite pas à plonger. Émergeant triomphalement avec l’artéfact en main, les bras tirés vers le ciel, au milieu d’une horde fourmillante de machos frustrés (c’est le plus beau plan du film), Petrunya est reconnue vainqueur du concours par le prêtre officiant, au grand dam de ses compétiteurs mâles, qui se ruent alors sur elle comme des fanatiques lapidaires sur les femmes écarlates, arrachant promptement la croix de ses mains. Or, ce qu’échouent à reconnaître ces brutes, c’est que malgré les règles sexistes des hommes, qui prohibent aux femmes la chance, c’est bel et bien la providence qui a mené la protagoniste jusqu’à la victoire, tel que le prouve l’enchaînement inexorable d’événements diégétiques.

Le reste du film se déroule un peu comme La Passion (1928) de Dreyer, mais avec une protagoniste plus gaillarde, vengeresse héroïque de sa contrepartie moyenâgeuse. Les mêmes visages mâles dégoûtants, vociférants, bavants crachent ici aussi leur fiel (littéralement même, lors d’un plan exemplaire d’intrusion masculine), se vautrant dans une violence qui sert de dernier refuge à leur incompétence (pour paraphraser Asimov). Petrunya est très forte, par contre, et l’exercice de sa force est jouissif. Évoquant à la fois la fougue adolescente de Dawn Davenport (dans Female Trouble de John Waters [1974]) à l’égard d’une mère férocement pieuse et l’effronterie triomphante de Catherine Tramell auprès des policiers chargés (illégalement) de la questionner, elle constitue pour le spectateur un roc majestueux. Et bien que Mitsevka mise principalement sur l’aspect caricatural de sa croisade fougueuse et du caractère clownesque de ses opposants, elle est aussi capable de nuance, dans les personnages de certains policiers par exemple, et dans celui du prêtre, déchiré entre le désir de plaire à sa communauté et les diktats moraux imposés par son église. Notons d’ailleurs qu’au-delà de la satire caustique des mœurs macédoniennes (et mondiales) que nous livre si adroitement l’autrice, le film constitue également un portrait fort éloquent de l’équilibre précaire qui existe, dans toute société aussi profondément religieuse, entre la loi civile et la loi divine, source des nombreuses péripéties éthiques qui constituent la seconde partie de l’œuvre.

Somme toute, au-delà de la multiplication diégétique des symboles et des thèmes sociaux abordés (c.-à-d. l’inaccessibilité au monde de l’emploi pour les diplômés universitaires, la corruption gouvernementale, la représentation des médias sociaux comme contre-pouvoir…), c’est finalement dans la brutalité du choc provoqué par l’intersection d’un féminisme et d’un masculinisme revendicateurs, bref par la rencontre tempétueuse entre les forces limitées du progressisme et les forces écrasantes du conservatisme sur-le-champ de bataille de la tradition qui se révèle ici comme la source principale d’affect. Et ce n’est certes pas la subtilité d’allusions discursives passagères qui est garante de sa puissance, mais la grossièreté d’une métaphorisation féroce, laquelle permet de transformer la protagoniste en déesse et presque tous les hommes en monstres (loups ou zombies, dépendant de leur degré de fanatisme, mais surtout de leur pouvoir d’influence). Après tout, le prêtre ne déclare-t-il pas, dans un moment de lucidité désarmant, qu’un troupeau ne peut pas avoir d’opinion ? Un troupeau qui attend peut-être seulement le leadership d’une femme pour l’amener vers la terre promise.

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Critique publiée le 11 février 2019.