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Un couteau dans le cœur (2018)
Yann Gonzalez

Une exquise énormité

Par Anne Marie Piette

Le cinéma de Yann Gonzalez est une matière faite de plusieurs couches généalogiques. Chez ce cinéaste cinéphile — amoureux de ses congénères réalisateurs, et amoureux d’un cinéma déviant regorgeant de poésie et d’érotisme — coexiste plusieurs façons d’entrer dans chaque histoire. De tous les films qu’on tourne actuellement, ceux de Gonzalez réintroduisent au mieux l’idée d’un « cinéma adepte du rêve ». Ses films s’inscrivent dans le délire et l’absurde autant que faire se peut, revisitant des référents glanés entre l’enfance et l’âge adulte, faisant une plus longue pause sur cette adolescence mythique que tout un chacun a vécue, en appliquant toujours sa propre inspiration créatrice. Retour aux premières amours, aux images VHS. Le cinéma de Gonzalez est tourné vers l’imaginaire et le romantisme, et s’affranchit de cette quête de naturalisme qui, dit-il, monopolise les scénarios puis les films des écrans du monde.

Un couteau dans le cœur, prix ex-aequo Jean-Vigo 2018, sélectionné en compétition officielle au Festival de Cannes 2018, fût comparé à une biche égarée parmi les fauves, tant son univers — un giallo en milieu porno gai — détonnait. Un couteau dans le cœur est pourtant un film bien moins fragile qu’il n’y paraît. Son énergie horrifique, outrancière, sensuelle et viscérale, s’offre à nous dans une joie exaltée, communicative. Le film semble exister sans plus de questionnement, se suffisant à lui-même, revendiquant verticalement ses multiples influences comme étant les appartements intimes d’un même espace locatif, imprégné de ce cinéma d’horreur qui passionne le cinéaste depuis l’enfance. Gonzalez et son co-scénariste Cristiano Mangione, également script doctor sur Les rencontres d’après minuit (2013), son premier long-métrage, partagent un certain regard sur le cinéma, ils ont notamment en commun ce goût du cinéma subversif et ludique. Ils ne craignent ni de mixer les inspirations, ni de tremper dans le cinéma de genre, mieux encore, ils apprécient et recherchent les idioties grotesques, tous aspects qu’ils croient disparus ou mal assumés dans le cinéma d’aujourd’hui.

De cette puissante mise en scène dans laquelle démarre le film — un jeune homme, attaché, nu, poignardé sauvagement au rectum par un assassin masqué de cuir — se superposent dans nos esprits des images mentales du Cruising de William Friedkin (1980). Gonzalez donne de l’épaisseur à tous les sujets qu’il filme ou qu’il aborde. Retravaillée pour s’éloigner du pastiche, la synthèse des éléments référentiels devient un poids et une mesure dont l’éclat lui incombe. Rassembler ces éléments disparates, inspirations précieuses, détroussées à un cinéma d’auteur marginal pour en faire un film, voilà ce qu’est pour lui le rêve du cinéma.

L’histoire du film, à l’instar des giallos, est ténue et disséminée. Elle sert de prétexte à l’amour, au désir, à l’onirisme, à toute cette stylisation romantique, à cette omniprésence de musique, ce lyrisme poétique, cet affolement permanent. C’est un fourre-tout modèlequi englobe sans aspirer, de sa bouche avide, une substance élastique et souple qui n’en finit plus de s’étirer sous nos yeux, de claquer et de revenir. Ce va-et-vient qui entonne un air pluriel et symbolique dans toutes les dimensions du film. L’envoûtant personnage d’Anne (fiévreuse Vanessa Paradis), inspiré d’une productrice de porno gai ayant existé à la fin des années 70, tente d’y reconquérir l’amour de sa vie des dernières dix années : sa monteuse Loïs (Kate Moran, actrice fétiche du cinéaste). Pour l’impressionner mais aussi pour combler un vide, réagir à l’instant, répondre présente dans l’amusement, la femme d’affaire aiguisée tournera un film plus abouti qu’à l’ordinaire en Le tueur homo, film construit comme un petit sketch au synopsis caricatural et pornographique inspiré de crimes récents dont sont victimes certains des acteurs réguliers de sa boîte. On retrouve avec amusement l’acteur Nicolas Maury interprétant Archibald, associé et complice de toujours de Anne, interprétant cette fois pour « le film dans le film » une version transgenre de Anne, alors que celle-ci porte le masque du tueur : « Mère de famille le jour, tueuse invétérée la nuit. » Mise en abyme parfaite. Ce qui était au départ fait machinalement, avec peu de cœur, prendra pour Anne une dimension plus tragique et personnelle.

Bottes rouges, imperméable vert bouteille sur cheveux platines à la Blondie. La femme blonde, dont le comportement pour l’époque n’est pas celui escompté pour son sexe, mais plutôt celui « d’une femme dans une tête d’homme » est un peu à l’instar de la Kate Miller de Dressed to Kill (Brian De Palma, 1980). Pour interpréter Anne, Gonzalez se tourne vers Paradisdont la cinégénie lui rappelle les actrices du muet, et le regard dit-il, transperce l’écran avec ce pouvoir de bouleverser. Plus encore, elle a pour Gonzalez ce corps fragile qui, dit-il plaqué sur le tempérament colérique, désespéré, et violent de cette femme de pouvoir alcoolique, « s’allient comme deux courants contraires qui entrent en convergence ». Car pour Gonzalez, « le cinéma c’est aussi l’art des contraires, celui de faire fusionner des éléments antagonistes, pour créer des étincelles. » Le personnage électrisant d’Anne qui gémit, supplie, et bat, constitue une base polarisante au film.

Quant à l’assassin à la chaire brûlée à vif sous son masque de cuir, au souffle rauque distinctif, il n’est pas sans rappeler Phantom Of The Paradise de De Palma (1974), lequel inspira à son tour le Darth Vader de Lucas. L’assassin masqué aux yeux de velours de Gonzalez est un autre délicieux antagonisme. Son regard d’un bleu humide est inoubliable. On le doit à l’acteur Jonathan Genet, découvert par Gonzalez dans le dernier film d’Andrzej Zulawski, Cosmos (2015). « Il était si beau, le tueur homo. » Sur le plateau, Gonzalez donne la directive à Genet de ne jamais enlever son masque, et de ne surtout pas parler aux autres acteurs et techniciens entre les prises. Un exercice étrange, difficile, et paradoxal, car faisant naître tension et vérité sur le plateau. Cette qualité du concret qui fait volontairement défaut au film, dédaigné dans le fond et la forme, vient subitement nourrir l’émotion que l’on souhaite pour sa part directe et sincère. L’assassin en herbe se prête au jeu qui a pour but d’isoler Genet, le laissant entrer au mieux dans ses ténèbres intérieures, et instaurer du même coup une angoisse sur le plateau. Mention à ce plan panoramique à 360 degrés, pendant la scène du pique-nique, où l’assassin progresse comme le fauve vers sa cible lui faisant dos. Livrant avec force une image explicite du futur. Un futur qui nous arrive bien sûr par-derrière.

On dépose dans le film ici et là des allusions aux signes zodiaques, donc à l’astrologie, et par défaut nous viennent des allusions au Zodiac, ce tueur en série notoire qui a sévi en pleine nature, dans les parcs et les ciné-parcs, aux États-Unis, dans les années 60 et 70. Dans ces mêmes années, un genre du cinéma italien très codifié débarquait sur les écrans. Mêlant sexe, film policier, fantasmes, et meurtres sanglants : Le tueur masqué aux mains gantées et l’usage du couteau comme arme de crime sont tous des traits classiques du giallo. Un couteau dans le cœur ne fait pas que reprendre les thèmes chers qui le caractérisent, il les épouse, les pousse à leur paroxysme, sans s’inquiéter d’une juste mesure qu’il atteint malgré tout par son sens du rythme, et son régime de beauté. La mort qui frappe dans le milieu gai peut également être interprétée en double lecture comme une allégorie du sida qui faisait rage dans la période visée par le film. Gonzalez disait à ce sujet en conférence de presse avoir surtout eu la volonté de montrer un hédonisme à jouir ensemble disparu avec les années sida. Que cet hédonisme était selon lui en train de renaître. Les petites stars du X besognent ainsi dans le film avec cette manière exaltée de résister au vide. Le mont Olympe, le champ de blé. De sperme et d’eau fraîche, un autre film dans le film d’une beauté bucolique, chef-d’œuvre d’Anne, aux teintes pastel évanescentes à la David Hamilton. Un couteau dans le cœur est imprégné d’une joie de vivre dont la morale serait le plaisir. Mention au personnage mascotte de « bouche d’or », bénévole envoyé entre deux prises au secours des troupes en panne d’érection.

Pour mettre une première couche de couleur au film, Gonzalez y va de ses inspirations primes et intimes. De son amour pour le thriller sentimental, pour un cinéma de genre qui le bouleverse. D’abord celui de Brian de Palma — il a été question plus haut de Dressed to Kill, notamment pour le personnage d’Anne —, ensuite pour l’énergie de Blow out (Brian De Palma, 1981). Pour Gonzalez, la lumière urbaine créant l’atmosphère des films français des années 70 et 80 a également beaucoup inspiré la direction photo du film — signée comme toujours Simon Beaufils — où les teintes de vert et de bleu de la nuit sont selon lui différentes de celles que l’on retrouve dans les films d’aujourd’hui. S’il y a un fétichisme dans Un couteau dans le cœur, ce serait aux dires du réalisateur celui de cette lumière. Lumière qui toujours selon Gonzalez fait office de colle entre l’électricité urbaine et l’énergie des personnages. Gonzalez cite les films d’Alain Corneau comme source d’inspiration pour cette lumière particulière, très série B, ainsi que Le couteau sous la gorge de Claude Mulot (1986), avec Brigitte Lahaie, qui a également inspiré le titre du film. Simone Barbès ou la vertu de Marie-Claude Treilhou (1980), qui se passe environ à la même époque que le film, fût aussi une inspiration majeure pour le réalisateur et son équipe. Sans avoir été nommé par le cinéaste, on pense tout de suite à Peeping Tom de Michael Powell (1960), un film pionnier du cinéma d’horreur qui inspira le cinéma de De Palma et Argento.

Le cinéma de Gonzalez brode des perles entre ses référents et la narration du film, au réalisme magique. Le corbeau aveugle, annonciateur d’une mort certaine, dont la plume servira à l’enquête, clin d’œil à L’Oiseau au plumage de cristal de Dario Argento (1970). Ce plan magnifique de l’œil dans la bouche, lorsque Anne épie celle qu’elle désire par un trou dans le mur qui donne stratégiquement sur l’image d’un poster, rappelle Un Chant d’Amour de Jean Genet (1950) aussi bien qu’Une sale histoire de Jean Eustache (1977). La grappe de raisins déposée près de l’oreille pendant la scène de pique-nique — là où il y aura un autre crime — entre la couronne de laurier et la grappe de Bacchus, rehausse un épicurisme triomphant et salvateur, jamais bien loin d’une inextricable douleur. « Si je te fais plaisir, je te fait mal. Mes griffes sont prêtes à te lacérer. Plus je te tue, plus je t’aime. »

Ce qui donne aussi un ton si particulier au film, est sans nul doute le caractère très écrit pas forcément naturel de ses dialogues. On le remarque immédiatement dans cette première scène intense entre Anne et Loïs, lors d’une discussion téléphonique passionnée, soutenue par une Vanessa Paradis absolutiste qui rame sur un langage moins fluide que ce à quoi l’actrice nous a habitués. Il y a pour Gonzalez une importance spéciale à s’astreindre à un texte très précis et ressenti. Pour lui les mots ont moins un sens qu’une musicalité. Il pense aux films de Christophe Honoré, mais encore on peut penser à ceux d’Eugène Green dans lesquels il y a cette écriture qui irrigue le film.Encore là, le cinéaste se revendique de cette écriture où les personnages ne parlent pas nécessairement comme dans la vie, d’un cinéma décomplexé et romantique, déconnecté d’un réalisme devenu selon lui obsessionnel.

La musique du film est une autre sonorité aboutie. Pour celle-ci, Gonzalez est parti d’influences qui ont longuement nourri son imaginaire : la musique de Pino Donaggio pour Brian de Palma, celle d’Ennio Morricone entre autres chez Argento. Compositions lyriques, mélodiques et sentimentales, qui étaient « celles du cinéma de genre de l’époque ». Toujours en les retravaillant, pour s’éloigner de la copie, en s’appropriant la vibe. Le résultat est signé M83, dont le compositeur Anthony Gonzalez est aussi le frère du cinéaste. Pour les besoins de la bande originale, Anthony Gonzalez a d’ailleurs fait appel à son comparse des débuts, Nicolas Fromageau. Il en résulte une trame déjà mémorable.

Le financement du film, et son passage dans le plus grand des festivals, amènent un questionnement sur l’intention d’intégrer le cinéma transgressif au cinéma mainstream. C’est pour le cinéaste une volonté presque politique de « ramener de l’insolence et une culture un peu marginale, au centre du cinéma ». Démarche ayant une très haute importance pour celui qui ne fait pas de hiérarchie entre les films, entre les genres de films, et dont cette idée centrale résume au mieux son dernier : « on regarde tous les régimes d’images comme si elles pouvaient générer la même beauté. »

Avec la participation de Jacques Nolot, Bertrand Mandico et Romane Bohringer, Un couteau dans le cœur rassemble à un autre niveau tout un volet de la cinéphilie de son auteur. Admirateur du travail de Nolot comme acteur chez André Téchiné et de son travail de cinéaste (La Chatte à deux têtes [2002], Avant que j’oublie [2006]), partageant de nombreux points communs avec le cinéma de Mandico (Les garçons sauvages [2017], Ultra Pulpe [2018]), autre figure marquante d’un cinéma d’auteur de genre outrancier. Amour d’adolescence, admirée du cinéaste dans Les Nuits Fauves de Cyril Collard (1992), Bohringer est pour sa part selon Gonzalez une comédienne sous-employée au cinéma. Un film à la généalogie quasi autobiographique des fantaisies et des coups de cœur du cinéaste.

Entre Les rencontres d’après minuit et Un couteau dans le cœur, un même élan en phase avec son univers bigarré, ses personnages marginaux, un souffle invitant à déployer le beau, le laid, l’étrange, l’horrible. Dans une fantasmagorie à la fois enragée et radieuse, sublimée par des tournages en pellicule. Si cet adepte du rêve doit apporter le film de genre vers le mainstream et employer des stars pour continuer à financer ses projets, tant que Gonzalez ne fera pas du Gonzalez, qu’il restera ce fébrile et ingénieux chef d’orchestre cinématographique, ce sera parfait. Avec Un couteau dans le cœur, il signe pour le moins une exquise énormité.

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Critique publiée le 14 octobre 2018.