WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Howling, The (1981)
Joe Dante

Le cri primordial et l’embrasement du petit écran

Par Olivier Thibodeau
The Howling fait figure d’ovni dans la filmographie de Joe Dante. Certes, l’éminent réalisateur de Gremlins (1984) et Matinee (1993) s’abreuve ici à la même source que toujours, soit l’écuelle nostalgique de la série B hollywoodienne, mais il le fait d’une façon distinctement sombre et introspective, délivrant à la fois son film le plus adulte et le plus habilement réflexif. La surenchère référentielle caractéristique de son œuvre s’accompagne ainsi d’une fascinante interrogation des mécanismes visuels inhérents au médium et de la dichotomie corps/esprit incarné par le cinéma d’épouvante, thèmes qu’il tisse avec une infinie maestria, traçant un arc souple et éloquent entre la théorie mulveyienne du regard masculin [1] et les systèmes binaires du désir cronenbergien (nous y viendrons bientôt). Même ses incroyables talents de monteur, démontrés précédemment dans The Movie Orgy (1968), Hollywood Boulevard (1976) et Piranha (1978), y sont finement exploités, permettant une exploitation dramatique et sensuelle quasi inédite du trauma psychologique de sa protagoniste.
 
L’ancrage iconographique et discursif du film dans l’univers cronenbergien est évident dès les premiers instants du récit, alors qu’apparaît simultanément sur notre écran et sur les écrans de télévision diégétiques la figure d’un psychologue excentrique nommé George Waggner (homonyme du réalisateur de The Wolf Man [1941]). Celui-ci nous livre alors un exposé sur l’importance de concilier le corps et l’esprit, c’est-à-dire les désirs viscéraux de l’hémisphère droit et l’inclinaison cartésienne de l’hémisphère gauche de notre cerveau. Or, bien qu’il semble s’agir là d’un archétype obligatoire, successeur direct des savants fous de Shivers (1975), Rabid (1977) et The Brood (1979), ce personnage est essentiel à la vulgarisation du leitmotiv structurel de la dualité, incarné par la figure du loup-garou, qui, comme les parasites vénériens, les vampires revanchardes et les nains albinos de Cronenberg, est produit par l’amalgame des facultés rationnelles et des pulsions viscérales qui nous habitent. Le message est d’une grossièreté crasse, mais il est important de noter que celui-ci s’inscrit en fait dans une exploration éminemment plus vaste, subtile et savante des passions humaines, d’où découle en outre une fascinante mise à nue des processus de mise en scène qui lui sont tributaires.
 
Le processus initial de binarisation s’amorce dès le générique d’ouverture, où s’opposent le rouge sanguin des caractères écrits et le bleu métallique des arrière-plans, qui évoquent respectivement les viscères et la sagesse humaines. La scène de confrontation nocturne dans la grange aux lanternes écarlates participe également de cette dualité, ainsi que les jeux de gyrophares de l’auto-patrouille pilotée par le policier lycanthrope, lesquels baignent alternativement les visages des personnages du reflet des braises et de la brume, en voie vers l’amalgame triomphant du rationalisme télévisuel (associé à l’écran bleuté) et des penchants viscéraux du cinéma de genre (associé aux lueurs rougeoyantes). Les jeux de regards que portent les différents personnages mâles sur la protagoniste sont également essentiels au dévoilement de cette mécanique dualiste, puisqu’ils permettent d’évoquer deux modes de mise en scène distincts, mais complémentaires de la star féminine. Le travail du metteur en scène télévisuel d’abord, Fred Francis, qu’on voit diriger ses techniciens depuis la salle de contrôle, exigeant tel ou tel zoom sur la présentatrice. C’est le penchant rationnel du contrôle médiatique patriarcal, opposé à la concupiscence du réalisateur de série B, tel qu’incarné par le personnage de Paul Bartel dans Hollywood Boulevard. Ici, le metteur en scène de série B, c’est Eddie le tueur, qui téléguide Karen vers les bas-fonds de la ville, puis vers le cinéma porno où il sera abattu, ayant même préalablement sélectionné l’accoutrement de son égérie. La première rencontre de la belle et la bête donne ainsi lieu à une séquence iconoclaste et puissante, où Karen est doublement confrontée au male gaze, forcée par un admirateur dérobé à mirer une scène de viol brutal, très semblable à celle du personnage de Candy Wednesday dans le film susmentionné. Le plan-clé de l’œuvre, peut-être même de tout le cinéma bis moderne survient peu après. On y voit Karen en avant-plan, illuminée par le projecteur, tandis qu’à l’arrière, Eddie le pervers, Eddie le « réalisateur » se profile dans l’ombre, sombre et visqueux, caché subrepticement derrière sa star, à l’instar de Francis, qui, même s’il préfère le confort de sa cabine, n’est rien d’autre que l’alter ego du monstre.
 
Plus que la monstruosité, on constate bientôt que la figure du loup-garou représente ici l’hybridité, et c’est en cela qu’elle correspond parfaitement à la mise en scène du film, voir même à la carrière entière du réalisateur, qui dans chacune de ses œuvres lance des ponts tous azimuts, particulièrement entre l’univers télévisuel et l’univers cinématographique, tel qu’exemplifié par la quantité de films classiques qu’on y voit projetés sur le petit écran. Chacun des antagonismes thématiques du scénario de John Sayles s’érige ainsi en réflexion savante sur la nature du cinéma. Les jeux de miroir abondent, littéralement et métaphoriquement, non pour ériger des barrières entre univers distincts, mais pour les rendre indissociables, bref pour célébrer la réflexivité d’un art postmoderne qui s’abreuve goulûment à la source de tous les arts précédents.
 
Axe central du travail de miction iconographique diégétique, l’opposition ville-nature, qui de prime abord ne semble vouloir correspondre qu’à la dualité entre le corps et l’esprit humain, propose en fait un rapport complexe de vases communicants entre réalisme et artifice. Contrairement à tout le reste de l’œuvre dantesque, ce n’est pas la banlieue qui sert ici de pôle opposé à la ville (comme dans la série Gremlins par exemple, où la révérence capraesque du réalisateur pour Kingston Falls se meut presque en dégoût pour la ville dégénérée de New York). Ce sont les espaces sauvages qui reprennent ce rôle, havre d’une mise en scène mi-moderne, mi-primitive antithétique du surprenant réalisme urbain dont fait preuve Dante dans le premier acte. En effet, il est important de noter que, pour l’unique fois de sa carrière, celui-ci représente Hollywood d’une façon presque directe, promenant candidement sa caméra dans les bas-quartiers à l’instar d’un réalisateur de films sociaux. Hollywood n’est plus alors qu’une machine à rêves ; ce devient le royaume du reportage d’enquête. Paradoxalement, c’est aussi le lieu d’ancrage du mythe par voie d’artéfacts culturels (i.e. les tomes occultes que vend Walter Paisley à Chris et Terri, le Wolf Man de George Waggner, les Merrie Melodies de la WB, le Howl de Allan Ginsberg, tous aperçus dans le décor à un moment ou l’autre). C’est un espace qui devient progressivement hybride au gré de l’investigation menée par les deux journalistes, un point de contact exponentiellement vaste entre les mythes traditionnels et la modernité sordide de la pauvreté et de la prédation sexuelle. 
 
La représentation de la campagne est teintée d’une ambiguïté plus exquise encore puisqu’elle constitue le lieu d’interpénétration de traditions cinématographiques primitives et modernes, de sorte que The Howling s’impose moins comme une tentative de remplacement du film de loup-garou classique (popularisé par la Universal dans les années 40) que de fusion avec le cinéma d’exploitation moderne. À ce titre, la scène d’introduction des membres de la Colonie constitue presque un leurre. On y voit une série d’individus excentriques fêtant sur la plage à proximité d’un feu qui renvoie leurs silhouettes ambulantes sur un rocher attenant. La métaphore est claire : ce sont les flammes qui remplacent ici les caméras de télévision urbaines comme appareil cinématographique primitif. C’est un monde d’ombres projetées qui s’impose alors comme vecteur de l’épouvante, comme à la belle époque du cinéma expressionniste. Or, loin d’être passéiste, la mise en scène du film repose également sur une série de tactiques illusionnistes contemporaines, évoquant sans cesse la présence des machines qui se terrent derrière les ombres. L’épaisse brume qui baigne chacun des paysages nocturnes semble ainsi d’autant plus factice qu’elle est omniprésente, dissimulatrice à la fois des créatures qui s’y terrent et révélatrice de son propre artifice. Même le plan-prédateur utilisé pour émuler le regard du jeune Quist est vite déconstruit, lorsque la caméra effectue un long zoom en contrechamp, révélant la source, normalement dissimulée, du regard posé sur le bungalow de la protagoniste. L’exemple le plus saillant, et le plus célèbre, de fusion esthétique au sein de l’œuvre réside pourtant dans la représentation des monstres eux-mêmes, produit du concours de maquillages laemmléens, d’animation harryhausenienne et d’effets spéciaux cronenbergiens. Filmé de façon toujours spectaculaire et attentive, le processus de métamorphose des personnages constitue ainsi l’incarnation parfaite de l’iconographie dantesque, sise entre nostalgie et avant-garde technique, entre fantasmagorie et organicité. Et si le réalisateur se permet de montrer les deux sens de la métamorphose (d’homme à loup et de loup à homme, après section brachiale), c’est encore pour jouer sur les deux axes, pour passer du réel au factice et du factice au réel, sans cesse, dans une boucle aussi spectaculaire que jubilatoire.
 
En apparence superflue, après l’évasion triomphale des protagonistes hors de la Colonie, la séquence ultime du film constitue en fait la culmination de tout le processus d’hybridation susmentionné, permettant finalement la fusion complète entre l’univers froid du médium télévisuel et l’univers chaud du cinéma de genre. On y voit Karen se métamorphoser live sur le plateau des nouvelles, devenant à la fois présentatrice et louve-garou, amalgamant ainsi littéralement le mythe et la réalité. Dans la foulée, on assiste aussi à la synchronisation de la mise en scène télévisuelle diégétique et du travail de Dante, qui zoome sur la protagoniste un bref instant avant que Fred Francis, son alter ego fictionnel, n’ordonne lui aussi ce zoom. Il s’agit d’un moment-clé dans la filmographie du réalisateur : c’est l’embrasement soudain du petit écran, que la prolifération des mythes et des codes du cinéma bis parvient miraculeusement à transformer en médium chaud, préfigurant ainsi le spectacle cent fois réitéré du « movie of the week » sur les télés dantesques, pont essentiel entre la nostalgie des genres classiques et leurs itérations contemporaines.




[1] À propos du male gaze, posé sur les stars féminines diégétiques par les réalisateurs déjantés de l’univers dantesque (le Eric Von Leppe de Paul Bartel dans Hollywood Boulevard par exemple) et, paradoxalement, par Dante lui-même (voir notamment le gros plan sur les seins de Heather Menzies dans Piranha).
9
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 11 juillet 2018.