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Shape of Water, The (2017)
Guillermo Del Toro

En forme de conte

Par Mathieu Li-Goyette
Parce que de nos jours la magie est plus associée au cinéma qu’elle ne l’est aux lapins dans les chapeaux, le conte semble pris pour acquis quand on en reconnaît la forme à l’écran. Pourtant, le conte n’a rien de fixe ni de vétuste. Preuve en est, The Shape of Water, qui articule, module et dépasse subtilement mais sûrement certains des écueils les plus fréquents du genre.
 
Comme tout conte qui s’assume, les contes de Guillermo del Toro nous éloignent de la quotidienneté pour mieux transformer le réel. Ils permettent à des problèmes moraux d’exister sous des formes physiques, matérialisées, campées dans des univers qui soient à leur mesure. Le conte demeure ainsi un fascinant dispositif cinématographique, englobant, même s’il est un peu à côté du cinéma, c’est-à-dire même s’il se repose moins sur la mise en scène filmique que sur les décors, les costumes et l’ambiance générale du récit afin d’enchanter. Fascinant, il l’est aujourd’hui doublement, car le conte au cinéma est maintenant plus en danger que jamais, sa fibre fantastique se dissipant dans un paysage numérique totalitaire. Enfin, dernier danger pour le conte, celui d’être passéiste, de nous servir une leçon anachronique qui ne pourrait plus que rendre à l’écran soit les standards de Disney, soit des contes dans leur version « originale » (tout le monde sait aujourd’hui que les versions de Disney s’avéraient des versions édulcorées de « standards » autrement plus morbides) sans pour autant que ce retour au texte soit porteur de perspectives nouvelles. Les problèmes auxquels un cinéaste aguerri fait face lorsqu’il décide de filmer un conte aujourd’hui se trouvent donc entre la fabrication d’une réalité fantastique qui puisse être plus magique encore que celle des super-héros et autres avatars délirants ; et l’énonciation d’un discours, d’une morale, qui nous soit contemporaine et qui viendrait alors s’inscrire au cœur d’une réalité tendue, d’une condition irrésolue.
 
Assez simplement, avec la confiance et l’humilité qui n’habitent que les maîtres qui pensent au public, del Toro réalise un film qui adhère si parfaitement à l’idée qu’on pourrait se faire d’un conte contemporain qu’il semblerait bêtement facile d’être cynique à sa vue, de l’accuser de ses améliepoulaineries ou de son regard naïf sur les réalités des classes sociales américaines marginales de l’après-guerre. Rien d’un film à masques et à costumes, The Shape of Water montre de nouveau le cinéaste aligner sa mise en scène sur la mise en valeur du labeur artisanal; rien non plus d’un film à effets spéciaux, The Shape of Water aime autant sa créature sophistiquées que les effets de l’eau contre la lumière et la matière (dans une bassine, dans une flaque, sous la pluie, à travers un plancher); rien, donc, d’un film décevant, car il répond à ses problèmes moraux avec des solutions plastiques, et parce que pour une fois il suffit de se laisser pousser des branchies pour abolir nos différences.
 
C’est toutefois du côté de ce qu'il dit que The Shape of Water est une créature encore plus originale. Car si les handicapés, les Afro-Américains et les homosexuels voient leur condition personnifiée sous les traits des trois héros du récit (Elisa la muette, Zelda la noire et Giles le gai), ce n’est pas parce que del Toro fait un conte sur les années ‘50 (et donc qu’on doit lui tenir rigueur de la représentation de nos problèmes à cette époque), mais bien parce qu’il cherche à faire un conte sur notre époque à partir des années ‘50, en reliant différentes luttes émancipatrices à travers le temps, les genres et les espèces en la personne de la créature amphibie, directement repiquée au film de Jack Arnold, The Creature from the Black Lagoon (1954). Voici un conte sur les opprimés de la beauté imposée, sur ceux qui se battent pour exister (comme dans tous les del Toro) et qui trouvent chez leurs alliés d’autres formes de différences ; c’est à comparer leurs différences, à l’instar de l’équipée des magnifiques Hellboy qu’il a réalisés, que ses personnages réalisent que ce qui les unit, c’est l’intolérance de la société qui les rejette et non leurs différences individuelles. En ce sens, les films de del Toro nous convient à célébrer la différence dans ce qu’elle a d’individuant et d’introspectif, car c’est en prenant conscience de sa propre différence que tout individu commence à se penser soi. La condition d’ostracisé devient un cas d’exemple dans lequel l’auteur nous invite à nous projeter au nom de ces différences, petites ou grandes, qui nous constituent. The Shape of Water, la forme de l’eau, c’est les particularités que peuvent prendre toute forme de vie, vie que nous partageons (comme phénomène qui nous est fondamental) et qui définit à travers la forme qu’elle prend l’essence des individus. Conséquemment, tous ces thèmes, toutes ces conditions se retrouvent incarnées à travers la créature, amphibie de surcroît, monstre désigné, monstre queer, qui apprend à marcher en dehors de son élément aquatique en même temps qu’elle apprend à aimer une humaine. Avec en son centre cette figure qui transgresse les rapports sexuels hétéronormatifs, The Shape of Water proclame fièrement qu’il y a autant d’orientations sexuelles qu’il y a de désirs dans une humanité.   
 
Sur la base de cette condition plurielle qui les unit, comme dans cette belle transition où deux gouttelettes dansent contre la vitre d’un autobus sous le regard d’Elisa (Sally Hawkins), les destins de cette muette et de cette créature (Doug Jones) vont s’unir. Pour les en empêcher apparaît le terrifiant Richard (Michael Shannon), fonctionnaire phallocrate pour qui l’identité se décline sur le sexe et le travail — ces normalités agressantes. Il s’impose d’ailleurs à Elisa et Zelda (Octavia Spencer) dans un dialogue qui le caractérise parfaitement, lorsqu’il professe qu’un homme ne devrait se laver les mains qu’avant ou après son tour à l’urinoir, sans quoi cela révélerait une « faiblesse de caractère ». La virilité inébranlable dans laquelle se complaît le personnage de Shannon est glaçante parce qu’elle obéit à la loi du plus cruel, la seule qu’il puisse appliquer et la seule qui puisse l’élever au-dessus d’autrui. Face à cette volonté de contrôle s’érige la volonté de liberté qui pousse les héros à s’affranchir de leur monde machiste, raciste et autoritaire, non pas en les opposant au tortionnaire mais bien en les faisant lutter pour la créature. Ce décalage opère surtout à travers Elisa, dont l’histoire porte sur la naissance de son désir envers quelqu’un qui lui est étranger, sur sa curiosité à elle qui remplace la curiosité habituelle des scientifiques, ceux qui exposeraient d’où vient la créature (alors qu’elle vient du cinéma, du Black Lagoon) et de quoi elle vit — des considérations superflues puisque tous les personnages de Shape of Water sont incarnés par leurs désirs et par les différences qui les individualisent à l’instant où ils s’attirent l’un vers l’autre. Une autre composante vitale du conte, son versant hors de toute psychologie, sa capacité à réduire à un geste (croquer ou non dans la pomme, embrasser ou non l’homme-poisson) l’écroulement autant que la naissance d’une morale, devient un enjeu que del Toro s’approprie, en remplaçant l’innocence idiote des protagonistes du conte par une innocence désirante, qui souhaite transcender toute forme d’exclusion par la seule fascination sincère de ce qui nous est inconnu.
 
La forme de l’eau, qui pourrait être une allégorie pour l’ensemble du cinéma de del Toro, s’avère aussi la forme du fantastique, celle qui, comme l’écrivait Todorov, nous fait hésiter entre le fantasme et le réel, faisant de cette forme celle qui s’adapte le mieux à la richesse intérieure des personnages, puisque « fantasme » et « réel » se rapportent aux désirs, à la société qui les régit et aux manifestations de cette relation entre nos désirs individuels et notre réalité collective (le fantastique permet justement de créer des formes qui se trouvent au confluent de ces tensions opposées). The Shape of Water fait exister ces relations à l’écran, il les emboîte, puis se sert des corps (le mutisme d’Elisa, contrecarré dans une belle parenthèse musicale qui aurait gagné à être plus longue ; la physionomie de la créature, déplacée en dehors de l’eau où elle peine à respirer) pour inscrire sur ces mêmes corps les signes de leur ostracisation, comme les cicatrices contre le cou d’Elisa, qui se transforment finalement afin qu’elle puisse rejoindre son amant au fond des eaux. Que l’essentiel de cette histoire se déroule au-dessus d’un cinéma déserté, l’Orpheum, la maison des rêves, rappelle enfin que le conte, comme le fantastique, comme le cinéma, sont fondamentalement des formes de la fascination et, plus encore, des mises en scène de la fascination à travers le regard des fascinés — les ingénues du conte, les spectateurs du cinéma.  
 
Dans The Shape of Water, del Toro nous invite de nouveau à étudier ses monstres avec lui, à voir en quoi ils sont des figures de fascination et en quoi notre fascination à leur égard nous rapproche de leur royaume.
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Critique publiée le 5 mars 2018.