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Part du diable, La (2017)
Luc Bourdon

La machine à retrouver le temps

Par Philippe Bouchard-Cholette
Jean Drapeau et son stade, l’aéroport de Mirabel et la centrale nucléaire de Gentilly, Mouffe et son regard espiègle, Pauline Julien, Zachary Richard, Gerry Boulet et leurs voix, une publicité du Carnaval de Québec ayant aussi mal vieilli que l’échangeur Turcot, la première performance parfaite aux barres asymétriques et la première victoire du Parti Québécois, la crise d’Octobre et, pour finir, les manifestations dans les rues de Montréal, celles des étudiants en 1968, des syndicalistes en 1972, et des fans du Canadien en 1979.
 
C’est tout un monde qui revient à nous dans La part du diable, le nouveau « film de montage » de Luc Bourdon. Comme La mémoire des anges, dont il est la suite spirituelle, le film est une fresque historique colligeant des extraits de films et des images d’archive de l’ONF dans une dynamique plus proche de l’essai que du documentaire. Le premier, qui avait comme sujet le Montréal des années 1950 et 1960, constituait un apport contemporain à la tradition des symphonies urbaines —ces films muets qui portraituraient la ville comme un personnage, donnant corps à une perception de la vie moderne par le cinéma. Cette fois-ci, bien que la métropole soit toujours à l’honneur, Bourdon élargit sa perspective à l’ensemble du Québec (sa capitale nationale, ses régions) et au-delà (quelques plans aériens du Vietnam pendant la guerre). Le film commence précisément là où La mémoire s’arrête, au moment de l’Expo 67 —son générique s’imprimait sur les images de l’évènement —, et couvre une période qui s’étend jusqu’à l’élection de René Lévesque comme premier ministre en 1980. Il ne faut pas s’y méprendre : c’est moins une leçon d’histoire qui nous est proposée qu’une réflexion poétique sur l’époque, doublée d’une célébration du cinéma.
 
« Le cinéma est une machine à retrouver le temps pour mieux le perdre », écrivait André Bazin dans sa critique de Paris 1900, un film de réemploi réalisé par Nicole Védrès en 1950. Le cinéma embaume le passé et le réactualise dans sa force originale à chaque projection, mais les « souvenirs » qu’il nous montre ne sont pas les nôtres : ils sont les indices d’un « passé objectif », d’une « mémoire extérieure à notre conscience ». La part du diable revitalise ce paradoxe. Tout en prenant acte de l’historicité des images, les raccords de Bourdon et Michel Giroux re-présentent ce passé dans l’affect présent. Sans commentaire en voix off ni mention écrite pour les contextualiser, les images sont souvent affranchies de leur valeur indicielle ; elles apparaissent à l’écran comme des réminiscences émergeant à la conscience, à la fois fulgurantes et nébuleuses.
 
Les choix de montage ne sont pas arbitraires pour autant, créant un parcours intelligible, structuré en différentes thématiques : du nationalisme à l’environnement, des luttes féministes à celles des autochtones. Mais Bourdon partage avec Bazin son allégeance au document cinématographique, et bien qu’il ne s’interdise aucun montage, celui-ci laisse les images —visuelles et sonores —interagir entre elles, se contaminer, sans pour autant les subordonner à un discours extérieur. Le succès du film est principalement dû à cet équilibre délicat entre licence créative et respect du caractère équivoque des images. Le scintillement de la poussière soulevée par la destruction d’une église, l’exploration de gigantesques galeries minières, le déplacement d’un bungalow par camion sur une route de campagne… autant de visions incroyables que le film nous redonne à voir, qui ont autant de valeur en elles-mêmes qu’au sein du montage auquel elles participent.
 
Ces images documentaires se mêlent organiquement à celles provenant des films de fiction —réalisés par Gilles Groulx, Jean-Pierre Lefebvre et Alanis Obomsawin, pour ne nommer que quelques auteurs —, aussi bien que Bourdon ne semble pas accorder d’importance à la distinction entre les deux (un rapport au cinéma qui est également suggéré par l’aspect inclassable de l’œuvre). Réassemblées de la sorte, les images de La part du diable nous en apprennent presque autant sur l’histoire du Québec des années 1970 que sur celle du langage et des techniques cinématographiques durant cette période. En ce sens, le film est un parfait complément à La mémoire des anges, produisant ensemble une fascinante synthèse de cette évolution de l’audiovisuel : du noir et blanc à la couleur, de l’esthétique léchée du candid eye aux images mouvementées permises par la miniaturisation des caméras, en passant par les subtiles nuances de textures et de couleurs propres aux différents types de pellicule.
 
C’est déjà un mérite immense que de mettre en valeur ce patrimoine inestimable (n’en serait-ce qu’une fraction). En cette ère du numérique où la surabondance des images entraîne inévitablement leur substituabilité, le projet de Luc Bourdon revêt une importance particulière. Accorder une deuxième vie aux images nous invite à peser notre regard sur elles et à prendre conscience de leur valeur, tout en comprenant que cette valeur est toujours relative au présent qui est le nôtre.
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Critique publiée le 2 mars 2018.