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Kameradschaft (1931)
G. W. Pabst

Une caméra sur les camarades

Par Mathieu Li-Goyette
Une mine descend dans les entrailles de la terre qui sert de frontière entre la France et l’Allemagne. Des mineurs allemands, sans le sou, tentent de traverser la ligne mais sont rebutés à celle-ci : « Déjà qu’il n’y a pas de travail pour les Français, on ne laissera pas entrer des chômeurs ! », leur rétorquent les douaniers. Pour un film de 1931, celui de Pabst est drôlement contemporain, même s’il est posé dans l’entre-deux guerre amer, qu’il prend racine dans la tête des ouvriers allemands qui ne souhaitent que travailler (l’Allemagne, faut-il le rappeler, est à ce moment un pays humilié qui peine à entretenir ses propres intérêts économiques) et des ouvriers français qui protègent leurs acquis (la France, à cette époque comme à d’autres, s’enferme dans un protectionnisme aux accents nationalistes). Des deux côtés de la frontière, on retrouve donc des travailleurs. Ils creusent, ils dynamitent le sous-sol profond, ils le font toujours relativement à cette frontière séparant leurs galeries, car bien que le réseau de tunnels s’étende d’un côté comme de l’autre, des grilles bétonnées placées à des centaines de mètres sous la terre prolongent la limite des nations. N’ayant pas de personnage principal à nous présenter, Pabst a plutôt choisi de faire de la frontière elle-même son sujet, l’étirant jusqu’aux racines de la terre pour mieux nous dire la profondeur des sentiments opposés qui se joueront ici.

Rapidement, la structure sociale de l’œuvre se met en place de façon exemplaire : les groupes d’ouvriers allemands et français peinent à se comprendre, le bilinguisme intégral du film les oppose et les obligent à la traduction, à la mésentente ou carrément à l’ignorance. Sorte de crise diplomatique explicite, la tension du film est déployée lorsqu’un feu se déclenche dans la mine. De tunnel en tunnel, Pabst filme la fuite des mineurs français à travers les décombres. L’éclairage expressionniste découpe les poutres de bois, la fumée envahit le cadre et permet de magnifiques transitions entre les différents espaces de la mine qui s’effondrent impitoyablement. La catastrophe est poignante, terrifiante, Pabst décidant de remplir sa bande sonore de gémissements interminables et d’appels à l’aide étouffés. Pendant que le cadre se retrouve enseveli sous les décors, la caméra accomplit d’ambitieux travellings qui serpentent à travers les décombres, se faufilant dans les fractures de la pierre, fuyant le feu, se laissant rattraper par la poussière. Partout pour conserver notre attention sur des points fixes de l’image, des corps trempés dans la suie et la boue, des membres crispés sortis du sol et qui se tendent une dernière fois pendant que les Allemands accourent pour les en extirper. La mise en scène de Pabst et la caméra de Fritz Arno Wagner (sûrement le plus important directeur photo du cinéma avant l'avènement de la couleur) récupèrent de l’expressionnisme allemand sa capacité à faire basculer le réel dans un onirisme cauchemardesque, à invoquer à même l’image des forces morbides qui se tapissent dans ce que la lumière contourne volontairement.

À travers la mobilité de cette mise en scène, deux constantes d’élèvent au-dessus des autres pour constituer le postulat esthétique de Pabst : une caméra qui circule à travers l’espace pour en cartographier les confinements (on creuse dans la terre des pays pour mieux en ressortir les mains pleines de leurs idiosyncrasies nationalistes) ; puis une caméra qui devient le point de vue de la masse, accompagnant les mouvements à mesure que des champs-contrechamps nous décrivent le regard des uns face aux autres : après les visages, la marche des masses se transforme en travelling avant. Pabst a recours à des plans subjectifs qui n’en sont pas tout à fait, car une subjectivité de masse, non-sens s'il en est un, c’est rapprocher la caméra de l’écran de cinéma, faire que ceux qui regardent en direction du cadre regardent partout à la fois, créant des attroupements grâce au mouvement qui fait se rencontrer le peuple de la salle et celui du cinéma. Plus encore, la représentation des masses dans le film de Pabst n’a rien à voir avec celle, plus connue, des grands cinéastes soviétiques, qui construisaient leurs groupements à même le montage, les emprisonnant dans des dichotomies frappantes, irréconciliables (chez Eisenstein, par exemple, les groupes ne se rencontrent que pour s’affronter). Le beau problème de Pabst, c’est d’avoir à repenser la masse pour réaliser un film pacifiste, qui pourra réunir tout le monde en dépit de ses différences... et en dépit des différences que tout montage implique quand il coupe et qu’il accule des ensembles à une temporalité rythmée, ouverte à l’entrain de la propagande. 
 
C'est pourquoi Pabst refuse de couper. Il réunit l'humanité grâce à ces fameux travellings, capables de traverser la frontière nationale à bord des camions allemands qui s’empressent d’aller prêter main-forte aux pauvres mineurs français. Appuyant ce désir de ligature spatiale, le son vient lui aussi libérer l’appareil cinématographique de la solitude de tout point de vue photographique. C’est-à-dire que là où la mise en scène des débuts du parlant opérait sous de nouvelles contraintes de captation sonore, forçant une théâtralité où le dialogue dominait sur toute ambiance, celle de Pabst profite plutôt du son pour saturer notre oreille d'une force indéterminée, avec des cris de foule, des chants d'ouvriers, des tintements de mineurs qui frappent de leurs outils des tuyaux enfouis pour se faire entendre des secours. Le son, dans Kameradschaft, est un puissant outil de solidarisation, il est celui qui relie les personnages dans le cadre à ceux du hors-champ, comme il est celui qui permet aux secouristes de retrouver leurs confrères enfouis — en cela, l’utilisation du son dans le film de Pabst est aussi riche qu’elle s’avère à l’extrême opposé de celle de Lang dans M, sorti quelques mois plus tôt. Lang a d’abord eu recours au son afin de relier des espaces disjoints, de nous dire que la présence du monde s’arrêtait au cadre et qu’il n’y avait que le geste (cinématographique, communicationnel) pour les relier ; Pabst s’en sert pour nous dire l’inverse, que la présence du monde est justement celle qui ne saurait être contenue dans un cadre. Caméra et camarade n’ont jamais autant rimé.
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Critique publiée le 20 février 2018.