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mother! (2017)
Darren Aronofsky

Jennifer Lawrence, ou résister à la médiocrité

Par Sylvain Lavallée
Dès la première image, mother! nous laisse savoir qu’il s’agit d’un film de Darren Aronofsky : Jennifer Lawrence, embrasée, nous fixe d’un regard quasi vide alors qu’elle se consume sous nos yeux. Image qui pourrait être terrifiante si ce n’était de cette larme solitaire qui coule doucement sur les joues de la star — le ridicule l’emporte et nous fait craindre le pire. Car pour peu que l’on connaisse le cinéma d’Aronofsky, et sa tendance à martyriser le corps de ses acteurs (notamment Mickey Rourke dans The Wrestler et Nathalie Portman dans Black Swan), nous devinons déjà que Jennifer Lawrence sera sacrifiée à son tour sur le bûcher de la création auteuriste, et que la piètre imagination visuelle d’Aronofsky nous confinera au grotesque (disons que ses métaphores tendent à être ultra-littérale, comme une interprète du Lac des Cygnes qui devient elle-même un cygne), alors que sa maîtrise technique nous éblouira (il y a au moins ça) pour tenter de nous cacher la bête simplicité de l’ensemble. Mais le second plan amende déjà ce premier : une forme se gonfle peu à peu sous les draps d’un lit vide, le corps de la star apparaît, et le vide pressenti se voit finalement comblé par cette présence miraculeuse — Jennifer Lawrence se réveille, le film peut commencer.
 
mother! s’annonce fidèle à son titre, au moins temporairement : ce n’est pas Lui, l’Auteur, qui est l’objet d’attention de la caméra, mais bien elle, elle que le film attend pour s’enclencher, et qui ne pourra pas se poursuivre une fois qu’elle aura disparu, elle que la caméra suivra obstinément pendant deux heures. Aronofksy brûle Jennifer Lawrence dès le premier plan, mais il n’a pas le choix de la ressusciter aussitôt car sans elle il n’y a pas de mother!, pas de cinéma. En fait, il serait plus juste d’inverser les termes : comme toute star, Jennifer Lawrence fait corps avec son médium, elle se crée à même ses puissances, alors c’est plutôt elle qui crée le film, qui exige que la caméra la suive. D’ailleurs, dans mother!, même si l’acte de création artistique semble être un privilège du Poète interprété par Javier Bardem (les personnages n’ont pas de nom, le Sérieux de l’allégorie l’oblige), le Poète vit dans la maison que Jennifer Lawrence entretient, une maison-cinéma que la star ne peut jamais quitter (la star n’existe pas en dehors du cinéma, c’est à l’écran, dans et par sa maison qu’elle se crée son devenir) : Jennifer Lawrence décore sa maison-cinéma pour la rendre à son image, elle s’enquiert de sa santé en écoutant son cœur battre entres les murs (un cœur qui bat au même rythme que le sien, leurs destins sont liés).
 
Alors rien de bien étonnant à ce que Jennifer Lawrence s’inquiète lorsque son mari commence à inviter des inconnus dans sa maison-cinéma, d’abord un homme (Ed Harris) et sa femme (Michelle Pfeiffer), puis leurs enfants, enfin une foule de plus en plus grande, venue admirer le travail du Poète, sans un regard (sauf lubrique) pour Jennifer Lawrence ; rien d’étonnant, à ce qu’elle s’apeure en voyant ces inconnus tenter de re-peinturer les murs, en arracher des lambeaux, s’asseoir sur un lavabo fragile, saccager la demeure du cinéma. Le Poète s’abreuve à cet amour du public, et la star devient une figurante dans sa propre maison, elle est réduite à une passagère dans un récit écrit par un autre, elle n’est là que pour lancer des reaction shots de dépit devant les stupides drames bibliques des autres (sans aller trop loin dans les divulgâcheurs, disons que le scénario tend à tourner au grotesque quelques événements de l’Ancien et du Nouveau Testament). L’ultime cauchemar de la star ! On ne regarde plus le cinéma aujourd’hui depuis la distance infranchissable du spectateur qui, dans la salle obscure, se voit condamné à n’être que cela, un spectateur, maintenu hors de ce monde qui défile devant lui sans qu’il puisse y intervenir, on veut dorénavant toucher le cinéma, se l’approprier, rentrer dans son temple et refaire sa décoration. La star, autrefois le cœur du cinéma hollywoodien, se voit du coup dépossédée, arrachée de son piédestal, elle n’est plus cette chose lointaine, mystérieuse, qui profitait de cette distance pour s’affirmer, pour se présenter à nous avec toute la confiance de celle qui se sait inatteignable, la star, ou ce qu’il en reste, erre désormais dans des films qui ne savent plus la reconnaître, qui n’hésitent pas à faire violence à son image, comme pour lui rappeler sa déchéance. Mais ce cauchemar, Jennifer Lawrence ne l’avait pas encore vécu, elle demeure l’une des rares de sa génération à savoir s’affirmer à travers les formes nouvelles du cinéma contemporain, sans un regard vers l’arrière, à être capable de se créer un devenir à même le cinéma tel qu’il est aujourd’hui. 
 
C’est tout le paradoxe sur lequel s’articule très consciemment mother! : la caméra demeure absorbée par la présence de Jennifer Lawrence, en même temps que le récit la maintient en position de spectatrice, jusqu’à renverser quasi explicitement son rôle le plus célèbre (elle est ici la victime d’une sorte de révolution, non son emblème) ; la mise en scène présente ce récit comme le cauchemar qu’il est pour Jennifer Lawrence, le film traduit la perspective de la star, mais pour ce il faut qu’elle subisse cette mise en scène autant qu’elle la guide, la violence de cet assaut s’amplifiant, c’est inévitable, jusqu’à une finale grand-guignolesque. Lu du point de vue de l’auteur, d’Aronofsky, ce paradoxe apparaît comme la vaine autocritique d’un créateur despote qui confie ses tendances misogynes tout en se montrant incapable de les abandonner : le Poète (celui de la fiction) n’attend rien d’autre de sa femme qu’un amour indéfectible et éternel, une totale soumission à son génie créateur. Elle ne participe aucunement à l’acte créatif, elle s’assure même que personne ne pénètre le sanctuaire de son mari de Poète, et il n’est pas si clair qu’elle lui serve d’inspiration (tant qu’elle admire son génie…) Cela pourrait laisser croire que Jennifer Lawrence se réduit à son personnage, comme si elle se laissait instrumentalisée jusqu’au sacrifice de soi pour servir un Poète-cinéaste qui sera effectivement devenu son amant au cours du tournage, et comme si son rôle étonnamment passif témoignait de son statut de pure victime, volontaire de surcroît, d’un male gaze vampirique (l’affiche promotionnelle, avec une Jennifer Lawrence prête à s’arracher le cœur pour faire vivre son film, représenterait parfaitement l’expression de cet amour dévoué qu’attend le Poète et que met en scène le cinéaste).
 
Mais il est tout autant possible de retourner cette interprétation et de remarquer que la présence de Jennifer Lawrence transcende le projet artistique d’Aronofsky, le rend aussitôt risible et pathétique en nous faisant voir que le désir de Toute-Puissance du Poète, une fois ramené à la figure du cinéaste, apparaît comme une dérive de l’auteurisme, à laquelle participe sans doute le cinéma d’Aronofsky. La politique des auteurs, entendue comme il se devrait, pense la relation d’un cinéaste à une star comme une collaboration, mais mother! nous fait bien voir que certains cinéastes entendent plutôt cette relation comme un affrontement vicieux : il y a de ces auteurs, dont Aronofsky, qui se veulent Tout-Puissants, qui cherchent à légitimer leurs œuvres en les signant en lettres majuscules, grasses, surlignées, au point qu’il n’y a rien d’autre à y voir que la vanité d’une signature, écrite de force sur le corps de leurs collaborateurs, en premier lieu les plus visibles, c’est-à-dire les acteurs (nous pouvons penser aussi à Alejandro González Iñárritu, qui partage d’ailleurs avec Aronofsky cette conception pour le moins douteuse du cinéma comme un chemin de croix, comme si seule la souffrance détenait la clé de la connaissance de soi, et ultimement de l’art). D’où l’utilité pour ces cinéastes de travailler avec des acteurs connus qui traînent avec eux une image forte et éloquente, en un mot des stars, la capacité de l’Auteur à les avilir, à les rendre méconnaissables, à les faire souffrir au nom de l’art, devenant la preuve ultime du contrôle absolu de l’Auteur.
 
Par exemple, dans Black Swan, toutes les souffrances vécues par le personnage de Nathalie Portman étaient au final justifiées par l’état de pure transcendance artistique qu’elle atteignait lors d’une performance sur scène que le film présente comme sublime, ou peut-être qu’il y a une ambiguïté à savoir si ces souffrances « valaient le coup », pour ainsi dire, mais même cette ambiguïté est stupide : aucune œuvre d’art, aussi formidable soit-elle, ne peut légitimer la violence d’un metteur en scène s’acharnant sur ses interprètes. Sans aller jusqu’à confondre Aronofsky au metteur en scène du ballet de Black Swan, en cultivant cette ambiguïté, son film retire tout pouvoir d’autodétermination à son personnage principal, aussi remarquable soit l’interprétation de Nathalie Portman, puisque son identité finit par être engloutie par un Art plus grand qu’elle, et que seul un grand metteur en scène sait canaliser à travers son corps défendant. Dans mother!, au contraire, l’œuvre du Poète demeure inconnue du spectateur, sa valeur artistique est sans importance pour un film qui se concentre plutôt sur le désir de gloire personnelle du Poète, alors l’assaut exercé contre Jennifer Lawrence paraît particulièrement vain. Paradoxalement, parce que son sacrifice est inutile, parce que cette fois la victime de la mise en scène n’est pas sauvée in extermis par une transfiguration artistique miraculeuse (la fin de The Wrestler rejoignait aussi celle de Black Swan), Jennifer Lawrence peut véritablement s’emparer du rôle et à travers lui, malgré une passivité apparente, se dresser contre la figure du Poète qui, au final, n’aura rien créé de bien sublime.
 
Et il s’agit là, de surcroît, d’un rôle parfaitement adapté à Jennifer Lawrence : dans presque tous ses films depuis au moins Winter’s Bone, elle est cette jeune femme forcée par des conditions difficiles, par la pauvreté, à devenir trop jeune une figure maternelle, à protéger sa famille en l’absence de parents responsables ou de parents tout court, c’est-à-dire qu’elle se retrouve à devoir jouer un rôle qui lui est imposé par les circonstances, et qu’elle doit s’approprier pour ne pas s’y laisser engloutir. Cette lutte pour imposer son image dans un rôle qu’elle n’a pas choisi revient de plusieurs manières : dans Hunger Games, elle se jette à contrecœur dans l’arène publique pour protéger sa sœur, et une fois sur scène elle s’empare du jeu jusqu’à y imposer un dénouement défiant les règles établies ; plus tard, elle refuse d’être le Mockingjay, un symbole, et elle ne pourra le devenir qu’à sa façon, lorsqu’on abandonne l’idée de recréer artificiellement son image, lorsqu’on la filme dans l’action pour la capter telle qu’elle est, telle qu’elle accepte de se présenter ; et la série se termine lorsqu’elle pose un dernier geste de défiance envers le nouveau gouvernement qui se met en place suite à la révolution, un geste d’affirmation qui l’oblige à se terrer loin de la vie publique, parce qu’en s’affirmant, comme c’est souvent le cas pour les stars féminines, Jennifer Lawrence met le monde en péril en refusant sa médiocrité, alors elle finit exclue d’un monde qui n’est pas encore capable d’accueillir sa présence (nous avions déjà discuté de ces idées ici à propos de Kate Winslet); dans Joy, Jennifer Lawrence refuse les vêtements (l’image) que Bradley Cooper veut lui imposer, et elle arrive sur la scène de la télévision en étant « elle-même », ce n’est qu’ainsi qu’elle peut rejoindre son public, vendre sa serpillière et finalement rendre le monde à son image, dans une scène qui la montre dominant ce Bradley Cooper qui voulait la mettre en scène, un flash-forward de surcroît, suggérant que Jennifer Lawrence est notre avenir, que comme toute star digne de ce nom elle propose un projet d’existence, un monde possible ; et dans les X-Men, elle est celle qui ne veut pas se cacher, celle qui veut vivre son identité publiquement, honnêtement, et qui devient là aussi un symbole d’espoir, pour les mutants, pour ceux qui veulent vivre dans le monde futur qu’elle propose où il serait possible d’être qui nous sommes, une idée qui passe, aussi, par le fait qu’elle est maître de son apparence, elle est une shapeshifter contrôlant les possibilités créatrices du cinéma, ses effets spéciaux, en les utilisant pour se modeler et prendre la forme qui lui sied le mieux.
 
Bref, Jennifer Lawrence, par sa manière de s’emparer des rôles qu’on lui présente, nous inspire et nous émeut par sa résistance extraordinaire à la médiocrité qui l’entoure (y compris la médiocrité de la grande majorité des films auxquels elle participe), et se dresse ainsi comme la représentante d’un nouveau monde qui s’oppose à la médiocrité de celui qui l’a vu naître : en se substituant à la mère absente/manquée, elle enfante notre devenir, et il en revient à nous de s’en montrer dignes. mother!, en ce sens, inverse très exactement tout ce que Jennifer Lawrence représente, en la montrant passive, incapable de résister à ce que le Poète lui impose, incapable de protéger son enfant, incapable d’opposer un projet d’existence personnel à celui, médiocre et vain, que le Poète suggère, alors la médiocrité s’empare du monde, dégénère et débouche sur un cataclysme cauchemardesque ne laissant aucune place à l’avenir, sauf à une vaine répétition du même cycle de destruction. En somme, mother! nous présente ce qu’il advient d’un monde qui ne sait pas reconnaître Jennifer Lawrence.
 
Alors, oui, il est certain que mother! peut apparaître comme le film d’un démiurge misogyne qui fait semblant de confesser ses torts pour mieux les reproduire encore et encore, ou comme un affront à Jennifer Lawrence, mais ce serait rester aveugle à la présence de la star qui s’impose à l’image malgré tout, à la façon qu’elle commande la caméra et guide ultimement notre expérience du film. D’ailleurs, il serait particulièrement ironique d’en rester à la lecture auteuriste de mother!, même si c’est pour la critiquer, puisque ce faisant on reproduit à l’envers ce que l’on reproche au film, c’est-à-dire qu’on finit par légitimer le discours de l’auteur en ne voyant rien d’autre dans son œuvre que le discours d’un auteur qui fait semblant de discréditer son propre discours ; on reconnaît la Toute-Puissance de l’Auteur en évaluant son film uniquement dans les termes que son nom nous suggère. C’est qu’il en revient aussi au spectateur de savoir reconnaître ce que Jennifer Lawrence met en jeu : si l’on reste aveugle à la star, bien sûr que mother! paraîtra particulièrement vain, et l’on ne pourra que désespérer devant la fausse humilité d’Aronofsky. Mais en vrai, le duel entre le cinéaste et la star doit être vu comme une feinte, une rhétorique d’autodestruction qui anéantit toute possibilité de discours, n’en déplaise à Aronofsky lui-même qui, s’il faut en croire ses interventions publiques, pensait avoir fait une fable écologique (!), ou tous ces commentateurs qui ont multiplié les interprétations pour faire parler un film qui n’avait rien à dire par lui-même. Rien à dire, car nous nous trouvons ici devant quelque chose de beaucoup plus puissant, précieux, que n’importe quel discours filmique : le mystère d’une pure présence, qui résiste à tout, y compris au spectacle de sa propre disparition. 
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Critique publiée le 19 décembre 2017.