DOSSIER : Le cinéma et ses conjurations
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120 battements par minute (2017)
Robin Campillo

L'amour au temps de la Peste

Par Olivier Thibodeau
Bien qu’il serve un dessein éducatif important, particulièrement dans sa France d’origine, où l’hécatombe sidéenne a été largement passée sous silence, 120 battements par minute pèche par excès de didactisme et de redites scénaristiques, constituant au final un portrait d’époque assez juste, mais trop prolixe, laborieux et esthétisant pour mériter les grands honneurs que lui ont accordés la critique européenne. L’atomisation diégétique du mouvement de revendication Act Up-Paris, montré ici comme un amalgame hétérogène d’âmes égoïstes plutôt qu’une organisation concertée, semble au demeurant discréditer le militantisme associatif LGBTQI, dont la plus grande victoire se résume ici à une certaine équité de représentation, acquise par le biais d’une poignée d’idées géniales de mise en scène perdues dans une mer d’images incongrues et volatiles.
 
Du noir émerge d’abord deux couches sonores superposées, l’une correspondant au chuchotement de la minorité militante, et l’autre à la vaine grandiloquence du discours officiel sur l’épineuse question sidéenne. Émerge ensuite l’image, celle d’un groupe de militants tapis en coulisses d’une scène où se produit un membre du gouvernement Mitterand, chargé de convaincre une bande de bonzes des efforts déployés pour protéger la majorité hétérosexuelle de l’épidémie. Puis, c’est la charge, menée par une jeune femme nommée Sophie (Adèle Haenel), qui lance ses troupes au-delà du rideau, sifflet au bec et ballon de faux sang à la main. Or ce simple plan, cultivé avec une douce langueur, constitue une ouverture canon pour le film ainsi qu’une parfaite mise en contexte pour le spectateur, usant simultanément de la profondeur de champ et de la profondeur sonore pour dévoiler la nature underground du mouvement Act Up, toujours prêt à émerger sur la scène publique de façon rusée et inattendue.
 
Malheureusement, le premier plan est complètement désamorcé par le second, qui nous montre le visage de Thibault (Antoine Reinartz), autre tête du mouvement s’adressant à une poignée de nouveaux membres, brisant presque le quatrième mur tant son discours semble plutôt destiné au spectateur. De façon lourdement didactique, il nous expose alors l’historique du mouvement et le fonctionnement des rencontres hebdomadaires, s’assurant de notre régression soudaine jusqu’au stade infantile. Ayant précédemment été introduits au cœur même du mouvement, nous en sommes effectivement extirpés, perdant notre statut de participant au profit de celui d’initié. Voici en somme le premier paradoxe structurel de l’œuvre, dont les tendances éminemment professorales nous repoussent constamment à la frange d’un groupe qu’il prétend vouloir nous faire intégrer.
 
Fruit d’un cadrage serré, le caractère intime de la mise en scène tend certes à exacerber notre proximité avec les membres du groupe, tel qu’en font foi les scènes d’action mémorables parsemées çà et là (particulièrement le siège de la compagnie pharmaceutique Melton Pharm), mais elle permet également de révéler les dissensions qui règnent au sein de celui-ci. Ainsi, les scènes de flash-back communs exhibent toutes cette qualité rashomonesque voulant que chacun de leurs plans constitutifs corresponde à la vision subjective d’un narrateur unique. Ce second paradoxe est mis en évidence durant la première assemblée d’Act Up, lorsque Sophie raconte son expérience de l’assaut initial, flash-back à l’appui, et se heurte à la vision contradictoire de Sean et Max (opposants systématiques à ses opinions et à celles de Thibault), lesquels se remémorent la scène selon un angle complètement différent, suppléant ainsi une poignée de plans aux flash-back évoqués par Sophie. On comprend alors visuellement que les frictions au sein du groupe ne se résument pas à des divergences d’opinions, mais à des divergences de points de vue. Act Up n’est pas et ne sera jamais un tout. La seule chose que partagent ses membres est leur mortalité prochaine, tel que démontré par le plus beau plan du film, un langoureux mouvement de grue qui dévoile lentement une foule compacte de manifestants couchés sur le pavé, recouverts de pierres tombales en carton. Un vaste treillis de morts-vivants, ou plutôt de vivants-morts, attendant leur destin inéluctable dans l’indifférence générale, preuves que c’est dans la profondeur de champ, et non dans la proximité que transparaît l’unité des membres d’Act Up. La proximité de la caméra est un leurre, au même titre que la proximité associative des personnages, lesquels poursuivent en fait autant de luttes individuelles contre la mort.
 
Le glissement du collectif à l’individuel s’effectue également de façon narrative puisque nous délaissons tranquillement l’histoire du mouvement pour celle de Sean (Nahuel Pérez Biscayart), séropo putrescent flanqué heureusement d’un amant attentionné nommé Nathan (Arnaud Valois), fraîchement débarqué à Act Up. Mais ce glissement n’est pas complet, provoquant ainsi un écartèlement narratif. En effet, plutôt que de focaliser le récit sur le personnage de Sean, le film préfère effectuer la navette entre les menus quartiers du malade et l’auditorium bondé où se réunissent les membres du groupe. Comme à la merci d’un manège capricieux, nous sommes ainsi forcés d’osciller entre les scènes de décrépitude évolutive et les scènes stagnantes de politicailleries, lesquelles ne manquent pas de provoquer chez nous une lassitude grandissante. Car bien que la stagnation associative et la rhétorique abrutissante des pouvoirs en place constituent des réalités tangibles pour les militants de l’époque, ils n’en restent pas moins cinématographiquement ennuyeux. Pire encore, ils nous révèlent douloureusement la prolixité de l’œuvre, où seule la maladie de Sean parvient à évoluer dans le temps, parmi les myriades de lancinantes redites politiques.
 
Heureusement, c’est l’histoire de Sean qui recèle les meilleures idées de mise en scène, surtout en ce qui a trait à la nature réelle des amours sidéennes. La scène de sexe initiale entre lui et Nathan est très intéressante en ce sens, puisqu’elle met de l’avant la nécessité de protection face à l’infection, freinant ainsi les élans des deux amants via le recours obligé au condom. Les mains de Sean palpent et tâtent, alternativement engagées dans la recherche de son amant et dans celle de la rondelle de latex ensachée. La passion brûlante des deux hommes est plombée par le spectre de la maladie, au même titre que les aspects plus prosaïques de leur relation, le désir de cohabitation par exemple, lequel est en fait destiné à faciliter l’administration des soins palliatifs, ainsi que le désir de prendre des vacances en couple. À bord du train vers la plage, on les voit donc faire l’inventaire de leurs bagages pour vérifier s’ils n’ont pas oublié... leurs sept poches de soluté. Cet immonde parasitage amoureux culmine d’ailleurs de façon brillante lors d’une scène de sexe à l’hôpital, alors que Nathan visite son copain meurtri et le gratifie d’une branlette spontanée, fruit d’une passion et d’une tendresse complètement étrangères au paysage aseptisé qui se profile en background. Malheureusement, l’histoire de Sean dévoile également certaines des plus saillantes tares de l’œuvre : un certain penchant pour le mélodrame certes, mais aussi l’escamotage de la question du suicide assisté, abordée ici par la bande sans véritable conséquence dramatique.
 
En ce qui concerne les brèves obsèques de Sean, celles-ci sont essentielles au récit en ce sens qu’elles réitèrent l’idée de fausse proximité entre les membres du groupe, réunis brièvement auprès de sa dépouille pour mieux réclamer ses cendres à mère. La scène est extrêmement étrange malgré son aspect convenu. On y voit la ribambelle usitée de proches endeuillés envahir le petit appartement de la mère, érigé temporairement en salon funéraire. Nathan et Thibault sont là, ainsi que Sophie, Max et leurs acolytes, qui semblent tous très affectés. Néanmoins, leurs demandes semblent toutes plus déplacées les unes que les autres : se voyant offrir à boire, Sophie refuse et revendique plutôt de la nourriture tandis que Nathan, qui vient tout juste de liquider Sean, invite Thibault à partager sa couche pour la nuit. Peu après, ils retournent tous à la politicaillerie, question de réclamer l’entièreté des cendres du défunt au nom de son désir de les voir jetées sur les assureurs. S’ensuit alors la scène-clé du film, durant laquelle Sophie et ses amis prennent d’assaut une salle de réception où lesdits assureurs essaiment, réunis autour d’un décadent buffet que les militants aspergent vigoureusement de cendres. La gaieté et la désinvolture de leurs actions sont telles que le réalisateur gratifie bientôt Adèle Haenel d’un étrange plan glamour, où elle apparaît comme une lumineuse furie, poignée de cendres à la main. C’est alors que retentit sur la bande sonore une musique qui en ce lieu nous paraît irréelle, celle d’un rythme dance, enjoué et retentissant, qui force le raccord avec une scène de club où retentit la même musique, permettant au réalisateur de tracer un éclairant parallèle entre les activités militantes et les activités récréatives du groupe. On comprend ainsi que c’est la même impulsion qui sous-tend ces activités, et cette impulsion n’est ni politique ni altruiste. Il s’agit du simple désir de vie, lequel justifie non seulement leur penchant pour l’action, mais aussi toutes leurs incessantes piailleries et tous les étranges ralentis consentis à Sean alors qu’il danse gaiement sous les confettis de la gay pride. Quant au lancinant « boum, boum, boum » qui accapare soudain la bande sonore, ce n’est rien de moins que le battement d’un cœur effréné, d’un cœur qui tambourine furieusement pour mieux écarter le spectre inexorable de la Faucheuse.
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Critique publiée le 25 octobre 2017.