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Rafales (1990)
André Melançon

Après la tempête

Par Jean-Marc Limoges
Voilà plus de 25 ans que j’attendais de voir Rafales. Gamin, j’avais vu Les oreillesLe violonLes tacots (tous de 1974)… Je considère que Les six doigts de la main (1978) est un chef-d’œuvre encore trop méconnu. La Guerre des tuques (1984), bien sûr, est un incontestable classique. Mais Rafales… ? Cassette VHS tombée dans les craques du plancher peu de temps après sa sortie, jamais réédité en DVD (et encore moins en Blu-ray), voilà qu’Éléphant : Mémoire du cinéma québécois s’est attardé à déneiger ce petit bijou et à nous l’offrir dans une superbe version restaurée 4K.
 
Détonnant dans la cinématographie de Melançon — qui s’est longtemps intéressé au monde de l’enfance —, Rafales a pris naissance sur la patinoire de la LNI alors que le colossal barbu coachait l’équipe des Noirs pour laquelle jouaient Marcel Leboeuf et Denis Bouchard. Liés d’amitié, les trois gars décident de piocher sur un scénario qui briserait la glace et les sortirait de leurs zones de confort. Ainsi est née l’idée de faire un film qui allait à la fois tenir du thriller policier, du drame psychologique, de la critique sociale… Une escroquerie qui tournera mal et dans laquelle croquera un animateur de radio, un vol qui dérapera et qui lui donnera du vent dans les voiles.
 
Melançon allait y être aussi dur envers les adultes qu’il avait été doux avec les enfants. Leboeuf et Bouchard allaient se défaire de leur sympathique bouille d’ahuris pour prendre les traits, l’un d’un triste truand, l’autre d’un vicieux opportuniste. Même Claude Blanchard, dont les gauloiseries faisaient rougir les madames à Montréal en Direct, allait contre toute attente se présenter sous les traits d’un grand-papa pourri. Guy Thauvette devenait un looser altruiste, Rémy Girard, un directeur cupide, Serge Thériault un avocat velléitaire… Seule Kim Yaroshevskaya — icône des petits — irradiera l’ensemble de sa vaporeuse présence et de sa voix cristalline.
 
La neige est évidemment l’autre personnage important de l’histoire ; non celui qui jouera un rôle dans la narration, mais celui-ci qui campera le climat. Reconstituée — en plein mois de février ! — à l’aide de canons et autres énormes ventilos, elle contraint les personnages à s’enfermer, à se réfugier. À mille lieues de l’imagerie de carte postale, la caméra de Pierre Mignot capte l’hiver tel qu’il est, froidement. Là encore, il est intéressant de voir comment Melançon renverse quelques attentes. Il suffit de se rappeler ce que le phénoménologue Gaston Bachelard, intéressé par les images de l’espace heureux et de l’intimité, disait au sujet de l’hiver dans La poétique de l’espace (1957) : jamais la maison n’aura été aussi chaleureuse et accueillante, paisible et sécuritaire, que par les froides journées. Ici, par contre, les intérieurs — maison, magasin, voiture, bureau, studio… — sont plus glaciaux et étouffants, rudes et redoutables, que l’hiver qui sévit à l’extérieur.
 
Le travail des scénaristes, du réalisateur, des acteurs, du directeur photo et du compositeur se conjuguera dans un plan — véritable morceau d’anthologie — lors duquel, sur de poignants airs religieux, la caméra pivotant autour d’un Marcel Leboeuf seul et désemparé, laisse apparaître, du fond de l’écran, sortant de l’opaque poudrerie, un Denis Bouchard à la fois inquiétant et déterminé s’avançant aériennement, tel un ange bienfaiteur ou un aigle avide, vers l’homme qui, possédant un sac plein de fric, a toutefois tout perdu. Il fallait un tel plan (sublime) pour permettre ensuite aux personnages — hors cadre — d’élaborer le leur (crapuleux).
 
Car il y a un avant et un après.
 
Avant, c’est le vol, auquel on assiste, in media res, sans plus de préparation. Le « back story » de cette petite pègre — constituée de Leboeuf, Thauvette et Blanchard — est parcimonieusement égrainé, pour ne pas l’alourdir, le long du récit qui suivra. L’important, ce n’est pas le vol, mais la rémission de Gérard (Leboeuf) qui, tel Ulysse regagnant Ithaque (où nulle Pénélope ne l’attend), multipliera les arrêts, à bord de son towing, pour tenter de sortir son grand frère de la merde : Pouliot, le patron à deux faces (grand-père le jour, filou le soir), Nicole, la belle-sœur écœurée, l’avocat véreux parti dans le sud… Chaque fois, Gérard essuie un échec. Pris à son propre jeu, dépannant inopinément sur son chemin une vieille Russe qui lui racontera, avec un craquant détachement, comment elle a quitté la Russie pour la Pologne qu’elle a ensuite quittée — pour fuir l’antisémitisme qui y sévissait — pour Paris, qu’elle a finalement quitté pour Montréal, Gérard doit comprendre comment le malheur des uns peut relativiser celui des autres… et qu’il y a toujours un peu d’espoir quelque part.
 
C’est après avoir reçu des mains de cette Circée de service un cadeau (qu’il développera dans la seconde partie) que Gérard s’acoquinera — dans le plan évoqué — avec Louis-Philippe (Bouchard), lequel lui proposera d’investir son studio, où il jouera l’otage en direct. Les deux fripouilles ont besoin l’une de l’autre. L’un accroîtra son auditoire et sa popularité, pendant que l’autre, directement sur les ondes, tentera d’obtenir de la police qu’elle relâche son frère. Avant, c’est la blancheur de l’hiver qui sévit, après, c’est la noirceur du studio qui étouffe. Avant, ce sont les plans larges qui isolent les personnages perdus dans un paysage trop grand, après, ce sont les gros plans qui prélèvent les gouttes de sueur sur le visage de ces canailles travaillant l’un à sa perte, l’autre à son succès. Développant, dans un moment d’absence, le cadeau précédemment donné, Gérard découvre Les Cerfs-volants d’Émile Ajar, roman dont la phrase « [l]e côté inhumain fait partie de l’humain » pourrait servir d’exergue au film.
 
Le scénario de Melançon, Leboeuf, Bouchard (et Jacques Duchesneau !) est habilement mené. À la fois histoire d’un pauvre type qui s’embarque avec son grand frère dans un vol qui tourne mal et histoire d’un animateur de radio qui rêve de célébrité, Rafales donne à voir ce qu’il advient quand deux tels destins se croisent, dans un centre commercial, un 24 décembre. On apprendra assez vite que le père Noël ne fait pas de cadeaux ! L’enjeu du film, au reste, est joyeusement grinçant. Lequel de ces personnages est le plus salaud ? L’innocent vaurien soumis à son perfide frérot ou le roublard calculateur assujetti aux cotes d’écoute ? Qu’adviendra-t-il de leur inégal combat ? Quelle leçon doit-on tirer de ce suffocant huis-clos ? Que reste-t-il après la tempête ? Gérard, un gars b’en ordinaire qui a échoué à tout ce qu’on lui a fait entreprendre (même séduire l’opinion populaire), se rendant compte qu’il s’est fait avoir de toute part, flétri et acculé, se flinguera en pleine rue, pour le plus grand plaisir des caméras de télévision. Louis-Philippe, secrètement satisfait de son coup, jouant publiquement le pauvre martyr, la veuve éplorée, l’otage soulagé, fera brailler l’auditoire, tandis qu’il digérera sournoisement sa petite victoire. Tandis que le voleur s’envole, la vedette, c’est l’animateur qui la vole. La dernière image — un gros plan sur un chasse-neige mordant dans la glace et débarrassant les rues de toute cette odieuse sloche — est aussi cynique et désabusée que celle des chiens aboyant sauvagement à la fin de The Legend of Lylah Clare (Robert Aldrich, 1968).
 
Voilà un film qui, à l’ère où les médias sociaux embourbent et embrouillent les rapports humains et où la course effrénée vers le succès essouffle même les mieux portants, méritait de sortir de la période glaciaire où il a été trop longtemps confiné. Il faut saluer le travail conjugué d’Éléphant : Mémoire du cinéma québécois, de la Cinémathèque québécoise et du Festival Fantasia — notamment de sa salutaire section « Genres du pays » — lequel nous permet d’avoir enfin accès à ces trésors cachés de notre cinématographie nationale.
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Critique publiée le 1er août 2017.