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Chasing Trane: The John Coltrane Documentary (2016)
John Scheinfeld

...all aboard!

Par Jean-Marc Limoges

À Gérald Germain

 
Un bon ami à moi (jeune garçon dans la cinquantaine et grand jazzophile devant l’Éternel) à qui j’étais pressé d’apprendre — après avoir écouté, en transe, Blue Trane — que ce qui faisait le brio de John Coltrane, de son jeu clair, limpide et endiablé, c’était qu’il me donnait l’impression de jouer exclusivement « pour moi » m’avait du tac au tac corrigé : « Non… pour moi! »
 
À quiconque voudrait s’initier au jazz et se sentir inclus dans la gang, s’y avancer sûrement sans s’enfarger dans les trémolos ni déraper sur les glissandos, se faire l’oreille sans vivre d’intimidation ou se murmurer intérieurement qu’il n’y comprend rien, je recommanderais sans hésitation cet album. Le saxophoniste — jouxté de Lee Morgan et de Curtis Fuller, flanqué de Paul Chambers, accompagné par Kenny Drew et supporté par Philly Joe Jones — y est simple, inventif, débonnaire, engageant, généreux. Jamais abscons, pas repoussant pour deux sous, aucunement rébarbatif, le « géant » s’y livre sans retenue, mû par une déconcertante sincérité et une palpable envie de semer à tout vent des moments d’allégresse. Dès l’attaque, c’est comme s’il nous invitait à nous asseoir confortablement dans son fourgon, à lui faire confiance et à le suivre à travers les chemins sinueux de ses onctueuses mélodies. Et c’est aussi l’impression qui se dégage de ce sublime documentaire, entièrement réalisé en l’honneur de son sujet et pour le plus grand plaisir des amateurs.
 
Aux premières mesures, nous sommes happés, pantois, vendus. La Terre cesse de tourner. Le temps suspend son vol. Les images et la musique s’installent dans nos pores et s’y lovent. Nous accompagnons Coltrane dans sa flamboyante ascension et sa non moins impétueuse descente. Nous avons même l’impression que les choses se sont passées trop vite. Que nous en avons manqué un bout. À l’exemple des jouissifs délires du jazzman, nous commençons in media res. Le motif viendra ensuite. Retour aux origines. L’enfance. L’église. L’armée. La musique. Les rencontres déterminantes : Charlie, Dizzy, Miles, Monk, Jones, Tyner… Comme dans un morceau du Maître, les informations se précipitent et les interventions se bousculent : Sonny Rollins, Benny Golson, Jimmy Heath, Wayne Shorter, Wynton Marsalis, Carlos Santana, John Densmore, Bill Clinton… à l’instar de chacune des notes qui déferlent tout au long d’une de ses improvisations, chacun semble trouver sa pertinence et irradier sur l’ensemble : le parent, l’ami, le collègue, le biographe, l’épigone, l’admirateur, le commentateur… On passe du souvenir le plus dépouillé à la déclaration la plus émouvante, de l’anecdote la plus pathétique aux louanges les plus exaltées, de l’interprétation la plus pénétrante aux éloges les plus dithyrambiques. Les images d’archives, les pochettes d’albums, les films de famille, les émissions de télé, les photos de voyage, les fresques picturales s’entrecoupent, se complètent et s’enrichissent à la façon d’un inépuisable solo dont on souhaite qu’il ne se terminera jamais. Pas de dates fastidieuses ni d’analyses alambiquées qui viendraient alourdir la course de la ligne mélodique et stopperait sans vergogne le voyage pendant lequel notre esprit, décloisonné, s’abreuvait des images musicales qui déferlaient sur la tessiture de l’écran.
 
Les subtils fondus au noir — comme autant de sillons séparant les pièces d’un vinyle — découpent la carrière de l’artiste : les années be-bop, le Miles Davis Quintet, l’envol, la famille, la crise, l’expérimentation, les tournées, le cancer. Rapide. Fulgurant. Éblouissant. Flamboyant. Foudroyant. Jamais nous ne verrons ni n’entendrons — si ce n’est que par la voix de Denzel Washington — le musicien qui, homme de peu de mots, préférait souffler dans son sax pour s’exprimer (et le « retirer de sa bouche » pour retourner au silence). À travers cette expédition, c’est l’histoire du musicien, l’histoire du jazz, l’histoire de l’Amérique que nous revivons.
 
La musique du saxophoniste occupe, bien sûr, tout le documentaire. Les pièces les plus connues — Blue Train, Giant Steps, Naima, My Favorite Things, AlabamaAcknowledgementResolution — se fondent au phrasé des intervenants. Certains chigneront. Les pièces sont sans cesse coupées, sans cesse étouffées par les propos. Mais il ne s’agit pas là d’un vidéoclip. Si l’on veut écouter les pièces sans se faire interrompre, qu’on se tape les disques ! Car il s’agit d’un documentaire cherchant à jeter un éclairage sur un homme souvent resté dans l’ombre. Et du reste, le respect de la musique s’entend. On n’aura qu’à constater, pour s’en convaincre, comment son inoubliable solo, live, sur « So What » se déroule in extenso.
 
Quelques bémols ponctuent toutefois cette époustouflante partition : à la fin du premier tiers déjà, quelques commentaires se répètent, le panégyrique devient bavardage, les stupéfiants tableaux de Rudy Gutierrez disparaissent, le travail de post-prod (si efficace lors du passage où on évoque sa dépendance à l’héroïne, par exemple) s’estompe, on passe sous silence quelques albums importants — Africa/Brass, Ascension —, on revient inutilement (quoique subrepticement), en arrière, on alourdit un peu le rythme en s’arrêtant (trop longtemps) devant ce collectionneur japonais qui nous étale fièrement ses trouvailles… Ironiquement, c’est au moment où la musique de Trane devient la plus expérimentale et la plus « free » que le documentaire s’essouffle et s’englue. Mais bon, se dira-t-on, même quelqu’un d’aussi intègre, d’aussi spirituel, d’aussi inventif que lui n’échappait pas à la tentation du « lick », ce cliché vers lequel plus d’un se tournait quand il sentait les Muses quitter la locomotive.
 
On aura au moins eu l’impression, à la fin du documentaire, d’avoir passé un agréable moment avec un homme plus grand que nature qu’on aura pris plaisir à connaître dans l’intimité sans toutefois être parvenu à le comprendre intimement. Peut-être que, avec son film, John Scheinfeld n’aura voulu que, à l’exemple de John Coltrane avec sa musique, « rendre les gens heureux ». Enfin, me rappelant ce sentiment qui m’avait habité à l’écoute de son album, j’oserais tout de même dire que, malgré ses quelques fausses notes, ce documentaire est fait… pour vous. Et c’est une occasion en or — en cuivre — de découvrir un des musiciens les plus influents du XXe siècle.
 

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En guise d’amuse-gueule, le Cinéma du Parc nous offre également l’occasion de découvrir un autre musicien, bien de chez nous celui-là, absolument fascinant. Le très touchant court-métrage de Marie-Josée Saint-Pierre sur Oscar Peterson nous propose une rencontre de 12 minutes avec un bonhomme inspirant, modeste et attachant entremêlant images d’archives, animation et musique. L’Hymn to Freedom que fait vibrer son piano pendant le générique de fin aura de quoi vous réconcilier avec la vie. 
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Critique publiée le 2 juillet 2017.