ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Déserts (2016)
Charles-André Coderre et Yann-Manuel Hernandez

Un peu d'eau pour les déserts...

Par Mathieu Li-Goyette
Le premier long métrage de Charles-André Coderre et de Yann-Manuel Hernandez soulève des problématiques qu’on pensait impossibles à formuler dans l’état actuel du cinéma québécois. On y traite de la tension souterraine et pourtant vive qui habite le matériau du cinéma et de l’image mouvante, cet échange de bons et de mauvais procédés entre l’argentique et le numérique, que les deux cinéastes recoupent à travers un drame existentiel qui sait puiser de Grandrieux et d’Antonioni ce qu’il lui faut pour demeurer cohérent jusqu’au bout de sa traversée.
 
Si Déserts porte sur plusieurs déserts, c’est parce qu’il en incarne plusieurs, flirtant avec une vacuité qu’on pourrait lui reprocher, mais le faisant toujours dans ce qui semble être un acte de cinéma très conscient du péril qu’il encourt à désertifier ainsi sa narration. Ainsi, Déserts n’a rien d’un film « facile ». Conceptuel dans son ensemble, sensible dans ses sentiments, exalté dans ses actions, il sied au confluent de ses influences diverses, qui vont du réalisateur de Zabriskie Point (où il a été tourné en partie) aux génériques de James Bond (pour son introduction hautement soignée). Un film d’auteur sans qu’on ne sache de quoi seront capables ses deux créateurs, il l’est parce qu’il amorce d’ores et déjà une réflexion de fond sur le cinéma et sur ses capacités visuelles, faisant de la texture même de l’image le lieu d’un métadrame qui rejoint celui de ses protagonistes. Marc (Hubert Proulx) quitte une ville (Montréal, tournée en numérique) pour s’enfoncer dans le désert du Nevada à la recherche d’une image qui l’obsède (comme si l’on rejouait la prémisse de Blow-Up à l’ère de Google Earth) et qui va le pousser à pourchasser cette silhouette qui pourrait bien être la sienne. Une femme, Grace (Victoria Diamond) accompagnera finalement cet homme dans les steppes, bien qu’elle ne soit pas l’autre femme, Clara (Elisabeth Locas), qui ouvrait le film en extirpant Marc du désert et qu’on comprenait être, dans de courts flash-backs urbains, son amour de la ville. Mais comment Déserts passe-t-il de Clara à Grace pour revenir à Clara ?
 
Mettons cette question de côté afin d’entrer dans le vif du sujet, où, à l’artificialité de la ville numérique s’oppose la véracité du désert argentique, où, au confort de l’indifférence, Déserts bascule dans le danger de la différence. C’est dans cette partie, où le duo de cinéastes joue de nombreux effets plastiques qui rappellent notamment les villes nocturnes de Wong Kar-wai ou la violence du désert de Twentynine Palms de Bruno Dumont. Les amants vont et viennent l’un vers l’autre, s’évitant, s’approchant d’abord comme des bêtes sans paroles. Marc boxait en ville. C’était son défouloir, le moment où, semble nous dire le premier acte, il exprimait par son corps un trop plein de tension dont la source demeure confinée à l’aliénation de la mise en scène. Ainsi, Déserts ne raconte pas une grande histoire ; il l’exprime, par sa caméra hautement maîtrisée, qui crée pour ses personnages des ambiances de cinéma, manifestations d’une méditation existentialiste qui refuse le discours et le social au profit d’un combat contre les images. Malades d’images, comme malades du numérique trop précis, trop prédéterminé par des algorithmes qui contaminent la forme de la majorité des productions contemporaines, Marc est dans une quête du « vrai », à l’instar des auteurs du film qui partent eux aussi à la recherche de la texture du cinéma dans les creux du désert du Nevada. C’est sans doute dans cette tension qui fascine le film que ce dernier perd parfois ce souffle délicat qui le rend émouvant, car si tout Déserts est à la recherche d’une forme de vérité, d’un peu de terre et d’eau pour les déserts du réel, il ne sait rassasier son spectateur que par le déploiement de ses capacités plastiques. Impressionnantes, héritées pour la plupart du cinéma expérimental dont ils sont aussi des artisans (Coderre fait partie du remarquable et sélectif groupe de Double négatif), elles donnent aux personnages l’espace nécessaire pour exprimer à travers leurs corps la condition d’un désarroi qui ne trouve que trop peu d’écho dans leur parole.
 
Il importe alors de saisir Déserts comme une traversée formelle des possibilités du cinéma (et de ces deux jeunes auteurs), non pas à la manière d’un imposant portfolio, mais bien comme un exercice fondé dans l’acte de captation, doté de ses propres velléités imprévisibles qui permettent, à force d’exposition, de travailler d’autres dynamiques narratives, d’autres façons de représenter une histoire d’amour trouble (et double) en dégageant de ces archétypes du voyage hors de soi de nouvelles images pour les appréhender. Ainsi sent-on un réel plaisir d’esthète à construire sur des plans — comme ces deux glaçons qui se courent après dans un verre d’eau, comme cette béance brûlante dans le papier au bord d’un feu, comme cette scène charnelle où la pellicule a laissé brûler les corps — non pas des natures mortes, mais des natures en train de mourir.
 
Lorsque Clara réapparaît pour soulever le corps désertifié de Marc, ce dernier reprend de sa vigueur, se lave, se rase, se renouvelle dans une tension nouvelle, qui, on le sait par la relation courte et intense qu’il a vécue dans le désert avec Grace, appréhende à présent un retour vers le réel. Toujours hanté par ces images de la traversée et par cette femme dont les derniers rires sont sans doute ceux d’un djinn maléfique, créature personnifiée d’un réel dont le choc est sans pitié pour lui, lui créature du virtuel qui ne s’en remettra peut-être jamais et dont le tourbillon des rencontres alternées avec Clara et Grace l’auront mené au bout de sa soif...
 
Mais Déserts refuse joyeusement de se clore sur ces frontières réaffirmées. Dans une finale en forme de salut et d’appel à l’aventure, il choisit de demeurer dans l’expérimentation, quitte à perdre toute volonté de faire sens, s’extirpant de son abîme dans un magnifique plan qui pourrait illustrer l’allégorie de la caverne de Platon, disant à ses personnages et à ses spectateurs que la vie, à travers tous les déserts qu’elle est amenée à traverser, est une histoire d’expérimentations renouvelées et de disjonctions affirmées. Face à un tel constat, face à une telle apologie du risque, il faut se résoudre à dire que malgré ses défauts (ses personnages qu’on ne peut aimer que pour leur présence, son récit qu’on ne peut apprécier que pour sa théorie), Déserts est sans contredit l’une des premières œuvres les plus prometteuses de ce « nouveau cinéma québécois ». Une vague rangée majoritairement derrière le travail de repêchage de La Distribrutrice et en laquelle, à force d’innovations poétiques et de coups de gueule (avec les Vincent Biron, Félix Dufour-Laperrière, Olivier Godin, Sophie Goyette et Karl Lemieux), on peut désormais croire avec la plus intime des convictions.
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Critique publiée le 27 janvier 2017.