ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Justin Timberlake + the Tennessee Kids (2016)
Jonathan Demme

L’art du spectacle

Par Sylvain Lavallée
De Talking Heads à Neil Young à Justin Timberlake, le lien n’est pas évident ; s’il y a une continuité, il faut la chercher du côté de la démarche de Jonathan Demme puisque ce sont ses films de concert qui nous forcent aujourd’hui à considérer cette relation. Nous pourrions peut-être nous contenter de voir dans cette sélection un reflet des goût musicaux de Demme, un éclectisme (relatif) qui n’est pas sans rappeler sa propre carrière de cinéaste, naviguant entre ses premiers films champ gauche (Something Wild), la grosse machine hollywoodienne (The Silence of the Lambs), le documentaire engagé (The Agronomist), les productions plus artisanales (Rachel Getting Married) et lesdits films de concert. Déjà, il y a là de quoi mettre la puce à l’oreille du critique, car il y a toujours, dans l’acte d’un artiste filmant un autre artiste, une part d’autoréflexivité : les films de concert de Demme ne seraient pas « que » des films de concert, la représentation plus ou moins invisible, effacée, de la performance d’un autre artiste, mais une réflexion à part entière sur ces artistes et leur relation au cinéaste.
 
Le cas de Stop Making Sense, l’un des chefs-d’œuvre du genre, est plus évident : la performance des Talking Heads, les costumes et les chorégraphies de David Byrne, étaient entièrement pensés pour la caméra de Demme, le spectacle de musique étant indissociable du spectacle cinématographique, au point que le public est pratiquement évacué de la représentation, comme si le spectateur de cinéma venait s’y substituer. Demme mettait autant l’emphase sur la performance musicale que sur les personnages conceptuels de Byrne, la performance scénique : il s’agit, précisément, d’un film sur la performance comme outil de libération, les personnages aliénés par leur quotidien chantés par Byrne trouvent un exutoire dans l’énergie de la performance, dans la frénésie schizophrénique de la danse de Byrne. Si on est aliéné par les objets quotidiens, il faut en détourner l’usage (arrêter de faire sens), transformer une lampe de salon en partenaire de danse, ou vêtir un costume trop grand, à la fois image d’un vêtement qui nous surdétermine et vision parodique qui nous détache de cette fonction symbolique, sociale, Byrne conservant d’ailleurs sa liberté par la danse surréaliste qu’il y exécute malgré l’encombrement apparent.
 
Avec ce Stop Making Sense, nous sommes plus proches de l’art conceptuel, avec un artiste, Byrne, dont la vie personnelle importe peu puisque c’est son discours qui est mis de l’avant-plan – un discours non moins personnel, par sa forme singulière, mais nous n’avons pas l’impression de connaître Byrne de la même manière que nous pouvons avoir l’impression de connaître Neil Young par exemple. Alors Demme, rendu à Heart of Gold, ajuste sa mise en scène en conséquence : gros plans fixes, longs, scrutant le visage du chanteur en mode folk, attentifs aux moindres inflexions de sa voix, l’une des plus émouvante qui soit, emplie d’une solitude qui est garante, entre autres, de l’authenticité que l’on accorde au compositeur-interprète. Bien sûr, comme toujours en art, l’impression d’authenticité n’est pas moins une construction que les jeux conceptuels d’un Byrne, mais Demme s’intéresse à ce qui constitue l’image d’un artiste, qu’elle semble « mise en scène », à distance de soi, ou « authentique », intime ; il s’agit, pour le cinéaste, d’épouser la vision artistique de son sujet, de trouver un équivalent visuel à la performance des Talking Heads ou de Neil Young. Avec ces deux films, Demme couvre deux des images les plus courantes, pour ne pas dire stéréotypées, de l’artiste, soit l’intellectuel qui pense notre relation au monde par une esthétique où la forme prime (la musique des Talking Heads n’en demeure pas moins viscérale), et celle de l’artiste isolé par sa souffrance qui parvient à l’universel en restant fidèle à ce qu’il y a de plus intime en lui (nous pourrions rajouter, avec les deux autres films consacrés à Young et son répertoire électrique, le rebelle, contestataire, que Demme traduisait par une esthétique sale, rugueuse, improvisée).
 
Justin Timberlake, sujet de son plus récent film, serait un troisième pôle, celui de la méga-star dont l’image, en théorie, est une pure construction de l’industrie, un atout publicitaire plus qu’une vision esthétique, adoptée plus ou moins sciemment par l’artiste. Certes, il est bien possible de regarder Justin Timberlake + the Tennessee Kids comme un concert filmé, la dernière performance à Las Vegas de la tournée 20/20 Experience World Tour, et donc comme un énième matériel promotionnel, servant de surcroît à légitimer un artiste pop grâce à l’endossement d’un cinéaste-auteur réputé pour ses films de concert innovateurs. Mais ne voir que cela, que le spectacle visuel grandiloquent, avec moult projections géantes, lasers, jeux de lumière, passerelle volante, danseurs et tutti quanti, se serait se priver d’un moment de pur cinéma, se serait rester aveugle à ce qui fait la spécificité d’une star, et à la manière que le cinéaste s’amuse à épouser puis exposer la mise en en scène de soi de Timberlake, dans un va-et-vient autoréflexif qui est au cœur même du processus créatif de toute star (autrement dit, il ne faut pas y chercher une critique ou un contre-film qui se déroulerait malgré la star, Demme étant ici tout autant respectueux de son sujet qu’il l’était dans ses films précédents).
 
Il faut voir, par exemple, ces plans pris de l’arrière-scène, avec leurs compositions géométriques époustouflantes, plaçant Timberlake au centre, le cœur de l’image, ses musiciens l’encadrant en restant en marge du plan, des « personnages secondaires » dont le talent sert à confirmer celui de la star, et la foule au loin, comme horizon : voilà une image limpide de la star s’il en est une (reprise, durant « Let the Groove In », avec Timberlake flottant au-dessus de la foule sur une passerelle, autre manière éloquente de mettre en scène la relation d’une star à son public). D’ailleurs, contrairement à Stop Making Sense, la foule prend ici une place prépondérante, par exemple dans l’un des plans les plus émouvants du film, alors que Timberlake, la caméra derrière lui, chante « Mirrors » face à la foule à qui il s’adresse. Les paroles ne sauraient être plus claires : «  It's like you're my mirror / My mirror staring back at me /I couldn't get any bigger / With anyone else beside of me / And now it's clear as this promise / That we're making two reflections into one / 'Cause it's like you're my mirror / My mirror staring back at me, staring back at me » ; la composition de l’image souligne alors l’idée de la foule comme miroir, c’est-à-dire que Demme rend compte de ce qui était déjà en jeu dans la performance de Timberlake.
 
Il faut voir, aussi, ces panoramiques latéraux sur les musiciens, notamment durant « Drink you away », la caméra semblant errer sur la scène alors que pourtant elle anticipe toujours ce qui s’en vient, arrivant sur un musicien au moment précis où il s’apprête à entrer en scène, la mise en scène donnant à la fois l’impression d’être portée par une perspective humaine, instinctive (le panoramique n’a rien de mécanique, on sent la présence du filmeur) et à la fois rigoureusement précise, contrôlée, ce qui est tout le propre de ce genre de spectacle, garder un sentiment de spontanéité et de vie dans un cadre extrêmement rigide, réglé au quart de tour. De même, Demme passe sans cesse d’une vision d’ensemble, semblable aux plans larges qui soulignaient la performance de Byrne dans Stop Making Sense, à des plans rapprochés de Timberlake, souvent à des moments où il lance des regards complices à ses collègues de scène, des sourires d’enthousiasme captés à l’improviste, dans un moment d’abandon où l’homme surgit derrière la performance publique. Sans doute, cette alternance est typique (voire inévitable) dans ce genre de production, mais Demme semble penser ce montage obligatoire comme une dialectique, pour faire le pont entre la mise en scène théâtrale de Stop Making Sense et l’intimité de Heart of Gold, donc entre l’image publique de la star, dans toute sa dimension spectaculaire, non moins conceptuelle que celle de Byrne, et l’aspect personnel de cette construction, la manière que le spectacle sert à éclairer, mettre en valeur, la personnalité d’un individu, en l’occurrence Justin Timberlake.
 
Si l’on rajoute à cela des plans sur les mécanismes faisant bouger la scène, ou le générique de fin se déroulant sur les techniciens construisant la scène avant le spectacle, il devient clair que tout est là pour mettre en scène la mise en scène d’une star. Et puisque la star se crée toujours à même ce mouvement dialectique entre un personnage et une personne réelle, une personnalité construite qui révélerait un caractère vrai, un rôle sur scène et les ragots de coulisse, Demme participe lui aussi, par sa mise en scène, à la création de la star Justin Timberlake, précisément parce qu’il rend compte des mécanismes de création de cette image (les meilleurs films sur une star donnée sont toujours autoréflexifs). C’est aussi ce que nous dit le (seul) regard caméra que se permet le chanteur, vers la toute fin du spectacle, un regard qui vient à la fois nous inclure dans la représentation, montrer que Timberlake est bien conscient du dispositif technique qui l’entoure, et qu’il joue avec lui ; de même, que Demme utilise ce moment comme un effet de surprise nous prouve bien qu’il sait lui aussi ce qui est en jeu.
 
Les plus cyniques diront que ce sont ces artifices qui font de tout cela un pur spectacle, du divertissement prémâché, et ils rajouteraient sans doute que les larmes de la star, émue par son public à la fin de la représentation, n’est qu’une autre mise en scène (après tout, Timberlake se sait filmé). De plus, poursuivraient nos cyniques, il n’y a pas de lien évident entre la mise en scène de Demme et la musique de Timberlake, avec ses chansons d’amour et de sexe conjugal, contrairement à Stop Making Sense, où la forme du film épousait le propos de Byrne. Il faudrait alors creuser la relation de Justin Timberlake + The Tennessee Kids à Stop Making Sense, et noter que dès l’entrée en scène des Tennessee Kids, la comparaison entreles deux filmss’impose : Timberlake arrive d’abord seul sur scène, puis peu à peu les musiciens s’élèvent autour de lui, alors que de façon semblable, dans Stop Making Sense, le groupe roulait sur des plateformes pour rejoindre Byrne ; de même, les musiciens multi-ethniques des Tennessee Kids rappellent ceux qui jouaient pour Talking Heads, avec une gamme d’instruments très similaire, la complicité des Tennessee Kids entre eux et avec leur leader, leur plaisir de jouer, renvoyant aussi à la complicité du groupe élargi des Talking Heads, Demme comparant implicitement les deux performances pour souligner l’élément indéniablement humain qui les compose, le travail de corps en mouvement partageant un même espace, définition du cinéma s’il en est une.
 
Il n’y a rien de superficiel dans ces liens, qui nous invitent à aller voir plus loin, à considérer par exemple que Stop Making Sense mettait en scène l’aliénation par le quotidien alors que Justin Timberlake + the Tennessee Kids parle d’un quotidien illuminé par les bonheurs de la vie conjugale, ou que la danse épanouie, souple et élégante de Timberlake répond aux spasmes névrosés de Byrne, comme le tailleur ajusté sur mesure du premier répond au complet démesuré du second. C’est que si Byrne correspond au modèle de l’artiste critique de sa société, qui nous montre par une distance satirique comment un costume peut nous aliéner, Timberlake se situe du côté de la star comme modèle, incarnant des valeurs idéales, autant par sa musique que par son physique, ce look de jeune garçon un peu naïf et éternellement optimiste. En un sens, Timberlake, bien beau, bien propre, bien rangé, toujours à sa place, juste assez séducteur, pour ne pas déranger avec une sexualité agressive, juste assez dépendant, pour que sa soif d’amour paraisse sincère, serait le représentant parfait de cette « normalité » que critiquait Byrne — mais justement, la star nous montre comment habiter un rôle pourtant stéréotypé, comment s’approprier un costume. Dans le cas qui nous occupe, Justin Timberlake nous montre comment il n’est pas soumis à une image ou un costume, comment au contraire il use de cette image et de ce costume pour s’exprimer (c’est pourquoi il lui va si bien), ce qui n’est pas moins une manière de s’émanciper par l’art.
 
Il n’y a donc rien d’innocent dans le choix de filmer Timberlake plus qu’une autre star de la musique (il faut dire, aussi, qu’il s’agit d’une excellente performance d’un artiste d’importance, ce qui suffit en soit à justifier ce film), et au-delà de la comparaison avec Stop Making Sense, c’est une manière pour Demme de réfléchir à son propre statut d’auteur à Hollywood, l’authenticité qu’il trouve chez Timberlake, malgré la surenchère spectaculaire, étant sans doute pour lui une source d’inspiration, comme la démarche de Byrne et celle de Young reflètent d’autres phases de sa carrière et de sa relation à l’industrie cinématographique. Dans la caméra de Demme, le film de concert devient une œuvre aussi personnelle que peut l’être un film de fiction, une œuvre aussi fidèle à la personnalité de l’artiste filmé qu’à celle de l’artiste filmeur, exprimant autant la vision de l’un que celle de l’autre que leur point de rencontre — le « banal » film de concert devient, tout simplement, du grand art.
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Critique publiée le 22 octobre 2016.