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Conjuring 2, The (2016)
James Wan

De haut en bas et de gauche à droite

Par Mathieu Li-Goyette

Rappelons pour mémoire ce que le premier Conjuring parvenait à faire à sa sortie en 2013. Sans jamais compromettre l’intégrité de ses personnages et du lieu qu’ils habitaient — une maison hantée de Nouvelle-Angleterre surplombée d’un arbre sinistre —, James Wan réussissait à réaliser un film d’horreur où le mystère de l’intrigue était toujours servi par l’approfondissement du caractère de ses personnages et des liens qui les unissent. Ainsi, le couple Warren, enquêteurs du paranormal auxquels nous étions introduits, joués avec un naturel convaincant par Vera Farmiga et Patrick Wilson, remplaçaient la figure placide du chasseur de monstres à la Van Helsing. En remplaçant donc cette figure adolescente du nettoyeur efficace (comme si des choses aussi sérieuses que la possession pouvaient être réglées par des figures affichant elles-mêmes peu d’humanité) par un couple, Wan remplissait le vide scénaristique qui accable les personnages du cinéma d’horreur contemporain, cinéma d’effets où les individus sont victimisés pour le plaisir du spectateur sans que le relationnel ne puisse les sauver. Or chez Wan, les personnages s’inquiètent. Et c’est parce qu’ils s’inquiètent qu’ils enquêtent, qu’ils vont chez leurs amis, qu’ils sautent dans le lit de leur mère ou qu’ils prennent dans leurs bras leur épouse. Et cette inquiétude, si simple et pourtant si fragile, n’est habituellement plus le lot d’un cinéma où les rapports sociaux éclatés de l’hypermédiatisation encouragent les excès de violence au détriment du développement du tissu social sur lequel le drame aura lieu.

Au vu de la cohérence avec laquelle The Conjuring 2 fait suite au premier, on peut déjà tirer quelques conclusions à propos de cet affinement des figures. La première, que l’espace habité est central, certes parce qu’il reprend les tropes du film de maison hantée, surtout parce que cet espace est révélateur de la condition des familles attaquées. Dans ce nouvel épisode, c’est une famille monoparentale anglaise, à la botte de l’assistance sociale, qui subit les foudres d’un esprit frappeur, originaire d’un lugubre fauteuil placé dans le coin de leur salon. Lugubre, le fauteuil maudit n’est pas le seul à l’être. La plomberie fait défaut, les murs sont décharnés par le temps et l’usure, tout comme le mobilier, qui semble pour la plupart dater d’avant l’emménagement de cette mère et de ses quatre enfants dont l’une, la plus petite sœur, sera possédée. La deuxième conclusion : que ces histoires d’horreur (à l’instar du premier Insidious qui était aussi réalisé par James Wan) sont des histoires de famille. En 2013, il était question d’une mère possédée jusqu’à s’en prendre à la vie de ses enfants ; aujourd’hui, c’est la fillette, dans un récit plus classique, qui s’en prendra au reste de sa famille. Dans les deux cas, la cohésion familiale se voit imposer comme défi celui d’un mal diabolique. Et au contraire du premier film, ces thèmes sont maintenant dédoublés dans le couple des Warren, alors qu’ils traversent une période de remise en question où ils devront mutuellement réaffirmer cette confiance qui les unit dans la chasse à l’inexpliqué (pour le reste, Ariel Esteban Cayer avait fait un premier tour d'horizon à lire ici).

L’ingéniosité des Conjuring repose en partie sur leur structure bipartite et patiente, ne lésinant pas sur la durée des séquences et des actes. Par exemple, tout ce qui se déroule ici d’entrée de jeu, le train-train médiatique des Warren montrée en parallèle avec la vie ingrate de la famille affectée, faisant évoluer, comme dans le premier épisode, deux trajectoires narratives en retardant sciemment le moment de leur croisée. Ce qui était autrefois le mot d’ordre dans un certain cinéma de genre américain des années 70 et 80 (l’attention portée aux personnages, plus particulièrement à la cellule familiale, à la résolution de leurs problèmes internes pensée comme le reflet des problèmes qui leurs sont externes), nous le retrouvons ici grâce à l’interprétation des comédiens, qui jouent avec une heureuse désinvolture les moments de calme et avec une réelle panique les confrontations spirituelles (on retiendra la chanson Blue Hawaii interprétée par Wilson ainsi que le plan long où ce dernier affronte de dos le fantôme d’un vieillard : une idée de mise en scène mémorable menée à la hauteur de son ambition). De même, le montage superpose adroitement la réalité quotidienne au monde fantasmatique des esprits, un chevauchement expressionniste que Wan travaille avec concentration depuis Insidious, où Patrick Wilson, cette fois dans le rôle du père, devait retrouver son enfant perdu dans un cauchemar abstrait, dépossédé de toute réalité matérielle.

Quant à la famille, elle survit à peine dans une Angleterre qui s’apprête à vivre ses années Thatcher et qui, à la fin de la décennie 70, croule déjà sous l’instabilité sociale et économique. La mère (excellente Frances O’Connor) attend l’aide de l’État et, face aux récents incidents dans la maison, un inspecteur des services sociaux se pointe au domicile pour débusquer la supercherie et mettre fin au cirque public qui s’y trame, ajoutant à l’horreur diabolique l’horreur bureaucratique. Bien que l’on aurait préféré que cette dimension soit plus appuyée, que les liens entre la pauvreté de la famille et la détresse psychologique de ses membres soient plus serrés, on ne peut que les souligner, pas par satisfaction, mais parce qu’ils sèment, en plus des allusions nombreuses à la véracité du « fait vécu » qui débutent et terminent le film, ce doute nécessaire, celui qui fait vaciller entre le drame horrifique qu’est The Conjuring 2, avec son croque-mitaine aux membres en forme de crochets et sa religieuse aux gencives écarlates, et l’autre The Conjuring 2, celui du sceptique, celui que vit l’inspecteur, la police et peut-être même les spectateurs qui chercheront à départager le vrai du faux (cette génération Canal D).

Mais c’est trop en dire, ou du moins c’est trop en dire sur ce qui au fond ne retient pas le plus l’attention à la vue de ce Conjuring 2. Dans la continuité du premier qui développait toute une esthétique de l’horreur pensée en avancées, en zoom avant et en confrontation directe avec le mal, celui-ci s’amourache plus particulièrement du panoramique et de la verticale.

Du panoramique, Wan développe un raccourci visuel qui lui permet d’éviter les coupes inutiles, celles qui mettent en rapport une image avec l’autre dans un axe de confrontation directe (la victime/le monstre). Les liant tous deux dans le mouvement calculé de sa caméra, il les ceint dans le même espace anxiogène tout comme il permet à la menace d’avancer et d’étendre son emprise lorsque la caméra n’est pas braquée sur elle, comme un duel d’Un, deux, trois, soleil (le jeu, pas le film) joué entre l’horreur et ce qui la capte. À force d’allonger l’espace de ses plans, à force de tournoyer et montrer les distances entre la fenêtre et la porte et la porte et le mur et le mur et l’autre porte, Wan fait rapidement le tour de sa maison, la spatialisant complètement, totalement. La maison est un personnage, pourrait-on dire hâtivement, mais il s’agit surtout d’un personnage en train de mourir, que la caméra de Wan traite comme une carcasse à travers de laquelle il est ainsi plus facile d’entrer et de sortir, entre ses madriers thoraciques et ses planchers rendus mous par la pourriture. Nous disions que les personnages de Wan pouvaient, eux, être sauvés par la nature relationnelle et familiale de ses intrigues. Il en va de même pour cette maison, sauvée de l’oubli par le raccordement des plans qui évite toute forme de raccourci paresseux et de claustrophobie gratuite. C’est un art du lien.

Vient alors cette verticalité systématique, celle qui à notre sens rend ce film si singulier et si étudié. Car pour Wan, faire du cinéma d’horreur passe toujours par une réitération de ses dynamiques esthétiques et picturales les plus fondamentales. D’où vient la menace dans le cadre ? De la gauche, de la droite, du haut, du bas, de près ou de loin ? Cadre-t-on la menace pour montrer la menace en blocs (dans des blocs de champ-contrechamp qui font « Bouh ! ») ou travaille-t-on à l’inscrire, à l’envelopper dans l’espace que crée la caméra ? Qu’est-ce que la verticalité nous rappelle au cinéma (comme la verticalité dans les films de montagne de Leni Riefenstahl, dans les westerns d’Anthony Mann, dans le Shining de Kubrick), est-ce que c’est l’opposition à l’horizontalité habituelle, le recours à d’autres dynamiques du regard que celles héritées de la ligne d’horizon ?

Dans The Conjuring 2, un visage se cache dans l’eau croupie du sous-sol inondé ; un corps est fixé au plafond et passe à travers le plancher ; l’étage donne sur un arbre brisé dans la cour avant, formant un pic pointu qui n’attend qu’un corps s’y perce ; un visage attend, perché au-dessus du praxinoscope des enfants ; des plans aériens surplombent la maison, la cour arrière et ce petit escalier de béton donnant accès au sous-sol moisi. Dans tous ces élancements de l’image, il n’y a pas l’apologie de la volonté de puissance de Riefenstahl ni même le jeu de domination virile des westerns de Mann. Ces foyers menaçants de Wan surprennent parce qu’ils utilisent l’espace comme tel, dans sa tridimensionnalité, dans ses possibles. Ils entraînent le regard à regarder, ils permettent à la menace diabolique d’être la source même de ces ligatures spatiales, le paranormal contaminant la caméra, la faisant penser à son tour l’espace comme un esprit qui s’y déplacerait et, comble de la peur, qui s’en servirait. Le foyer de l’effroi n’est pas au même endroit et, quand il y est, il ne trace pas la même tangente dans l’espace (quelle élancée, que celle du fantôme avançant portrait en main contre Mme Warren !), faisant en sorte que chacune des frayeurs de Conjuring 2 est unique à son propre système et révèle du même coup toute son étendue.

Il n’y a donc pas de sens caché, pas de métaphysique à tirer de cette géométrie, mais le désir d’aller là où le montage haché du cinéma d’horreur actuel ne permet plus d’aller. Car maintenir le plan, le faire pivoter à la limite, c’est maintenir l’image, montrer, par le geste de cinéma — et The Witch le faisait encore mieux plus tôt dans l’année — qu’on y croit suffisamment pour ne pas avoir à couper. Tellement que la seule métaphysique de Wan, c’est celle du cinéma ; sa seule verticale assumée jusqu’au bout, celle de la fascination qui préserve dans la noirceur du doute ce que l’image peut encore receler de secret.

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Critique publiée le 27 juillet 2016.