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Lure, The (2015)
Agnieszka Smoczynska

The Lure, ou l’anti-spectacle

Par Olivier Thibodeau
L’enfer est pavé de bonnes intentions. En effet, bien qu’on ne puisse nier l’enthousiasme de la jeune réalisatrice Agnieszka Smoczynska, force est de constater que son premier film, The Lure, est un échec quasi-total. Fruit d’une ambition excessive, ce cocktail hétérogène de genres immiscibles (drame de coulisses, fable pour enfants, horreur gore et comédie musicale) lui permet de rater quatre cibles plutôt qu’une, la faisant accoucher d’un monstre schizophrène condamné, comme ses sirènes diégétiques, à errer dans les bas-fonds terrestres à la recherche d’amour. Outre la crise identitaire qui en sclérose le propos, l’amateurisme de la production neutralise presque entièrement le pouvoir iconographique de l’oeuvre, la dérobant du caractère spectaculaire nécessaire non seulement au succès de son volet gore, mais aussi de son volet musical.
 
Contrairement au parcours de ses deux protagonistes, lesquelles quittent les profondeurs marines pour se retrouver sous les feux de la rampe, le film de Smoczynska effectue le parcours inverse, plongeant de la berge jusque dans les eaux noires de l’infamie afin de s’y noyer. Après une scène d’introduction fort réussie, durant laquelle la caméra arpente l’intérieur d’une caverne expressionniste où baignent deux pâles sirènes parmi les crânes et les cigarettes, émergeant ensuite près du littoral polonais pour montrer la rencontre entre ces deux divas amphibies et une troupe de musiciens paumés, The Lure amorce ainsi sa descente infernale vers l’abysse cinématographique.
 
Entraînées à la suite des trois musiciens dans un club burlesque du centre-ville, temple du glamour kitsch emblématique des années 70, les deux jeunes créatures sont introduites au propriétaire de l’endroit qui, après avoir constaté leurs époustouflantes capacités métamorphiques, décide de les faire participer au numéro musical titulaire. Devenant rapidement la coqueluche locale, Golden (Michalina Olszanska, vedette de I, Olga Hepnarova) et Silver (Marta Mazurek) devront alors jongler avec la jalousie des uns et la convoitise des autres, évitant simultanément les pièges de l’anthropophagie et ceux de l’amour afin de préserver leur existence terrestre.
 
La prémisse du film est indéniablement intrigante. Malheureusement, elle est torpillée par un scénario confus qui tente vainement d’amalgamer des contes mythologiques et des genres cinématographiques hétérogènes, usant de leurs plus grossiers dispositifs pour faire avancer le récit plutôt que d’oeuvrer à une quelconque caractérisation des protagonistes. Créatures hybrides, à mi-chemin entre la sirène homérique et andersenienne, possédant simultanément le pouvoir hypnotique du vampire et l’appétit insatiable du loup-garou, celles-ci se révèlent ainsi comme des entités purement conceptuelles. Nos sentiments à leur égard ne sont donc pas mus par des éléments scénaristiques internes, mais bien par des réflexes conditionnés issus de nombreux objets culturels préalables, notamment la fable d’Hans Christian Andersen. Faisant figure de pantin, le spectateur devient alors la victime d’une oeuvre qui, pour mieux masquer sa vacuité intrinsèque, capitalise sur des enjeux dramatiques empruntés afin d’épaissir artificiellement la sauce.
 
La fusion forcée du cinéma d’horreur gore et de la comédie musicale crée ici des effets discordants, déformant entre autres notre perception des deux protagonistes, mais elle nous amène surtout à constater la plus grande tare de l’oeuvre, soit sa nature anti-spectaculaire. Élément central du récit, et pierre d’assise des deux genres mentionnés plus haut, l’idée de spectacle est en effet sabotée par une mise en scène approximative qui privilégie toujours l’escamotage à l’ostentation. Cas de figure: la scène où Golden massacre un de ses prétendants à bord de son auto. Faite de quelques plans furtifs tournés à la sauvette dans l’obscurité presque totale, cette scène ne constitue en rien l’attraction carnavalesque attendue, servant plutôt de court pont narratif entre la scène précédente et la scène suivante. Malheureusement, et c’est là où le bât blesse, les nombreux numéros musicaux souffrent de la même affliction.
 
Tournés à la manière de vidéoclips, gangrenés par les mauvaises décisions directoriales, éditoriales et conceptuelles, les numéros musicaux constituent presque tous la quintessence de l’anti-spectacle. Obstruées par des danseurs placés en avant-plan, abandonnées par une caméra qui leur préfère des éléments de décors aléatoires, des musiciens ou des spectateurs en liesse, les deux protagonistes y occupent rarement le piédestal généralement réservé aux vedettes musicales classiques, si bien que l’attrait qu’elles exercent n’est souvent intelligible pour le spectateur qu’à travers les réactions de leurs fans. La notion diégétique de spectacle se trouve donc finalement réduite à la plasticité de leur appendice caudal, dont le dévoilement précoce le dérobe de son caractère mystique, au même titre que celui du personnage même de la sirène.
 
Outre la gestion atroce des numéros musicaux, l’amateurisme généralisé de la production en compromet encore davantage la qualité spectaculaire. Suite ininterrompue de plans moches tournés dans des décors déprimants, salles de bain désertes, appartements miteux ou cabarets kitsch, le film parvient certes à évoquer l’aspect miséreux des bas-quartiers polonais, mais il s’impose du coup au spectateur comme un objet foncièrement rébarbatif. Incarnation de l’anti-spectacle et de l’anti-glamour, The Lure échoue donc à la fois comme film d’horreur et comme comédie musicale. La confusion mythologique sabote quant à elle ses prétentions didactiques, tandis que la caractérisation lacunaire de ses personnages oblitère tout son potentiel dramatique. Un triste échec de la part d’une artiste charismatique à qui nous donnerons volontiers une seconde chance.
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Critique publiée le 22 juillet 2016.