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Polyester (1981)
John Waters

Les relents des pâquerettes

Par Olivier Thibodeau

Cible de prédilection des iconoclastes américains, la blanche clôture banlieusarde aura rarement été aussi malmenée que sous la plume incendiaire de John Waters. Maculée de sperme, de sang et de parfum bon marché, elle devient sous son égide une frêle barrière entre la bienséance et le vice intestin qui menace l’ordre bourgeois. S’imposant comme une parodie grotesque du mélodrame sirkien, Polyester éclabousse virtuellement toutes les figures du microcosme suburbain, de la ménagère exaspérée à la débutante obèse, ridiculisant au passage toutes ses plus nobles institutions (la famille nucléaire, la rectitude politique et la religion). Le résultat est un portrait étrangement lucide d’un idéal puritain inatteignable, aspergé par des fragrances en aérosol pour mieux camoufler le fait qu’il sied dans une fosse septique de passions incontrôlables.
 
Sept ans avant Hairspray (1988) et sept ans après Female Trouble (1974), où elle incarne une meurtrière psychotique, la grande star du trash Divine interprète ici le rôle atypique de Francine Fishpaw. Ménagère idéaliste coincée dans une prison de pelouses verdoyantes et de fibres synthétiques, celle-ci deviendra bientôt la victime de sa propre candeur, servant tour à tour de cible impuissante pour son fils toxicomane, son mari adultère, sa fille nymphomane, sa mère dominatrice, son chien hostile et son voisinage intransigeant. Ce n’est finalement que dans les bras du mystérieux Todd Tomorrow (Tab Hunter) qu’elle trouvera un peu de réconfort. Mais se pourrait-il que ce charismatique messie cache lui aussi un sombre secret ?
 
Débutant à la manière d’un classique de William Castle, Polyester nous présente d’abord l’excentrique Dr. Quackenshaw, « inventeur » de l’étonnante carte Odorama. Remise à l’époque aux spectateurs du film afin qu’ils puissent humer les différentes odeurs du récit (flatulences, gazoline, vieilles chaussures...), ce simple gadget permet d’emblée au réalisateur d’étayer sa thèse. En effet, comme nous l’explique Quackenshaw, « les producteurs » n’ont pas hésité à inclure des odeurs désagréables parmi leur sélection afin de mieux démontrer la puanteur réelle de la vie. Or, c’est précisément cette puanteur que Waters cherche ici à souligner, balayant du revers de la main le mince voile parfumé destiné à en masquer les relents. L’odorat devient ainsi la principale clé de lecture du film, révélateur des dessous nauséabonds de l’existence rangée des banlieusards américains. D’une façon fort astucieuse, il permet en outre au spectateur de partager l’expérience de la protagoniste exaspérée du récit, dont les narines hyperactives se joignent sans cesse aux siennes à la recherche de révoltants muscs intestinaux. 
 
Malgré une introduction conventionnelle à l’univers diégétique, l’humour décapant de l’auteur ne tarde pas à amener le film hors des sentiers battus. Après les plans d’usage d’usage des ennuyeuses maisons unifamiliales qui l’entourent, la caméra pénètre tranquillement dans le domicile de la protagoniste, par-delà la porte d’entrée et les escaliers, jusque dans la chambre des maîtres où cette beauté hors-norme effectue sa toilette matinale. Vêtue seulement de larges dessous, le personnage de Divine s’asperge copieusement de capiteuses fragrances afin de masquer les fâcheux relents de son corps pachydermique, cachant ensuite ses 315 livres de chairs sous les atours de la parfaite ménagère. La grossièreté de l’exercice est exemplaire, si bien qu’elle nous démontre parfaitement la nature du subterfuge banlieusard. Mince pellicule destinée à voiler son corps « disgracieux », la robe blanche portée par Francine fonctionne en effet à la manière de la bienséance bourgeoise et de la façade proprette des maisons au ras des pâquerettes, concentré de beauté plastique placé comme un fragile paravent devant la laideur réelle de l’humanité.
 
À l’instar de la protagoniste, qui refoule sa primordiale imperfection derrière des nuages de nectar vaporeux et des habits opalins, les différents activistes du récit cachent leur profonde méchanceté sous le masque de la bénévolence. Les manifestants anti-porno qui militent devant la maison de Francine, ces bonnes âmes censées protéger la jeunesse du vice, les encouragent ainsi à bombarder l’innocente matriarche de tomates, propageant haineusement leur morale incongrue. Or, la même haine anime les manifestants pro-vie qui envahissent la clinique d’avortement où se rend Lulu Fishpaw pour se débarrasser de son enfant, vociférant des slogans incendiaires en brandissant des bébés pendus en effigie. Même les membres des AA sont représentés ici comme de mesquins zélotes, revendiquant véhémentement la confession de Francine plutôt que sa réhabilitation. Les nonnes n’échappent pas non plus au cynisme ambiant, se muant en hyènes à soutanes prêtes à entasser de jeunes mères errantes dans des dortoirs surpeuplés pour ensuite les forcer à sortir sous la pluie battante pour une promenade en charrette. La charité chrétienne des organismes caritatifs, comme la clôture blanche sise devant les somptueux repaires de la bourgeoisie, ne sert ainsi qu’à cacher le vice réel qui se trouve derrière.
 
Le plus grossier faux-semblant s’incarne ultimement dans la figure du preux chevalier venu sauver la demoiselle en détresse. Fidèle à son nom, Todd Tomorrow représente l’avenir rosi dont rêve la protagoniste. Or, il se révèle bientôt comme une simple façade, une idole creuse de maître-nageur venu appâter la belle pour mieux la saigner. Tout chez lui n’est que poudre aux yeux : son rutilant véhicule, ses manières de gentleman méridional et le surprenant ciné-parc de répertoire dont il est propriétaire. Incarnation du snobisme bourgeois, on y présente des films de Marguerite Duras et y on sert des huîtres sur glace. Étrangère à cet univers maniéré, Francine s’y égare à la lecture des Cahiers du cinéma, planant hardiment sur un nuage artificiel qui va bientôt céder son poids. Hymne idéal de cet amour mensonger, la ballade sirupeuse chantée par Bill Murray sur fond de montage de séduction est particulièrement délectable, symbole étincelant de la nature illusoire des amours de contes de fées.
 
Il est un moment dans le récit de Francine où elle partage un pique-nique avec sa bonne amie Cuddles Kovinsky dans un morne parc de banlieue. Cuddles s’extasie alors devant la magnificence des lieux, montrant du doigt les arbres échevelés aux alentours comme s’il s’agissait de cyprès gorgés d’or. Tout semble parfait dans l’univers plat des deux femmes jusqu’au moment où les fourmis prennent d’assaut leurs sandwichs et une moufette vient les asperger. Or, la scène n’est pas seulement emblématique du film lui-même, mais de tout l’artifice banlieusard. En effet, même le voile de verdure futile sensé dissimulé l’horreur terrée dans les bas-fonds est d’une horreur consommée. Au même titre que le mobilier kitsch qui orne la maison affreuse de la protagoniste, celle-ci nous apparaît comme un paravent déglingué, incarnation de la laideur synthétique imaginée par l’esprit bourgeois pour mieux le protéger de sa laideur viscérale.

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Critique publiée le 12 mai 2016.