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James White (2015)
Josh Mond

La communauté, hors les cadres

Par Mathieu Li-Goyette
Fixer la caméra lui rend sa présence matérielle et casse sa conventionnelle ubiquité. Or qu’arrive-t-il quand la caméra ne cesse de fixer le même sujet, lorsqu’elle soumet le cinéma qu’elle engendre aux aléas de la marche et du calvaire d’un seul et unique individu ? Il ne s’agit pas, pas un seul moment, d’un regard caméra et pourtant il y a de cette tension dans James White entre le filmé et le filmeur, une sorte de pacte tacite maintenu presque sans écarts de conduite 80 minutes durant : James White s’intéresse à James White, qu’à James White, à la perte qu’il ressent (son père est mort), à celle qu’il anticipe laborieusement (sa mère est en phase terminale) et à son univers, fissuré, inconsistant à un point tel qu’il ne s’agit pas d’un univers (tel qu’on l’entendrait de n’importe quel personnage de fiction, surtout étasunien), mais bien de fragments éclatés, débris d’une société dont le démantèlement est sans ambages. James White occupe pratiquement tous les plans, et par pratiquement il faut entendre que pratiquement tous les plans du film, à l’exception d’un ou deux, construisent leur cadre à partir de la silhouette de White, la plaçant au centre de l’image, en amorce ou au fond de celle-ci, mais donnant toujours à voir cette réalité qu’est celle du personnage.

Que la caméra le fixe sans relâche est certes formellement anxiogène, mais que la mise en scène en fasse un crédo d’écriture est autrement plus intéressant ; à partir du moment où White quitte le bar où on l’attrape au début de sa marche (elliptique – le film n’est pas un plan-séquence et ne fait jamais de ses obsessions formelles un diktat pour le spectateur), l’on peut observer avec un sincère épatement l’adresse de Josh Mond à densifier le réel, à lui donner une épaisseur bien européenne, qu’on retrouve dans les films des Dardenne par exemple, qui fixent sans relâche leurs personnages pour souligner autour de leurs épaules les paramètres de leur condition. Cette sensibilité ouverte et sans filtre aucun sur sa société fait de James White un film totalement surprenant dans le paysage cinématographique américain, où les personnages ont tendance, dans le cinéma hollywoodien comme dans l’indépendant, à être les portes d’entrée d’univers parallèles au réel (de science-fiction ou de quotidienneté par exemple, l’important pour ces personnages ayant toujours été de s’inscrire dans une communauté, quelle qu’elle soit).

Le fait est qu’il ne reste plus de communauté autour de James. Lui-même, lorsqu’il rentre chez lui et trouve cette famille disloquée attroupée autour de sa mère, s’empresse de les faire déguerpir. Le cadre, constamment serré et resserré quand il se desserre, ne laisse à aucun personnage tiers la possibilité de s’imposer durablement entre James et sa mère malade. Devant cette union forcée par le cadre, il ne nous reste plus qu’à nous interroger constamment sur la nature du lien qui unit ce fils au foyer à sa mère, à contempler les crises émotives de ce dernier qui s’hérisse face aux mains tendues vers lui ; ou encore à constater son recroquevillement, vécu comme une sorte d’effet de stase baigné de nihilisme. À refuser tout éloignement spatial et temporel du personnage face à sa caméra, à le faire serpenter pour éviter sa famille comme ses proches, Mond bloque progressivement toutes les avenues du film et encercle White dans une arène où il doit faire face à la mort imminente de son dernier parent, dernière amarre fragile pour celui qui, déjà, semble avoir fait vœu de voguer seul.

« Qui est James White ? », demande en sociologue subversif le cinéaste : c’est l’Américain blanc moyen du 21e siècle, celui dans la trentaine confortable, sans emploi fixe mais sans grand problème financier non plus, puisqu’il est issu d’une métropole et d’une famille de la classe moyenne supérieure, du moins assez supérieure pour habiter le centre urbain new-yorkais. Celui qui autrefois était protégé de toute forme de précarité doit aujourd’hui être sur la ligne de front de l’accroissement galopant de la pauvreté. Frappé par la lourdeur du système de santé américain, James demeure ainsi en proie aux inégalités sociales qui frappent les États-Unis depuis que l’État a pratiquement cessé de se considérer comme État-providence ; la fracture du communautaire que Mond filme, s’il faut d’abord la lire comme un bouleversement de la Famille américaine, qui aime typiquement s’imaginer attablée autour d’une manifestation d’abondance (la dinde, etc.), doit aussi être lue comme celle des politiques néo-libérales qui ont troqué les services publics contre une nouvelle économie de marché sans limites. C’est bien là le grand constat de James White, qui se fait malheureusement parfois au détriment du réalisme dont le film est pourtant porteur. Louangé à juste titre pour sa performance dans le rôle-titre, Christopher Abbott est quant à lui moins constant, moins talentueux que ne peut l’être Josh Mond et son directeur de la photographie, le Hongrois Mátyás Erdély (Miss Bala, Le fils de Saul), dont le travail redonne au plan long à la fois la grâce et l’épatement artisanal qui lui sied bien. Murmurant son dialogue à demi-mot, Abbott joue parfaitement la lassitude et le désarroi, mais bien moins la crise, ses envolées névrotiques tournant parfois au malaise plutôt qu’au mal-être.

À ses côtés, Cynthia Nixon (Sex and the City) en mère affaiblie trouble et marque profondément, jouant d’une large palette d’émotions avec suffisamment de bravoure pour que James White ne sombre jamais dans le misérabilisme que son protagoniste, déjà prisonnier du cadre, semble contempler du premier plan jusqu’au dernier. À eux deux (et à eux trois avec cette caméra adhésive), les comédiens font preuve d’un naturel hanté par la névrose qui rappelle ces autres grands cinéastes américains, de Robert Altman et John Cassavetes à Noah Baumbach, qui se sont consacrés à montrer comment le tissu social étasunien se déchire et comment un nouvel Américain franchement plus individualiste en émerge. À la vision panoptique d’Altman, ce nouvel auteur propose ici l’inverse, la plongée subjective, montée sur le mode du journal intime, une esthétique de la promiscuité qu’il parvient constamment à réconcilier avec la généralité nationale de son discours. Sans complaisance et avec un talent brut indéniable, le jeune Mond (32 ans) démontre avec ce premier long-métrage qu’il pourrait être l’une des voix qui, à l’image du réalisateur de Short Cuts, saura observer les changements radicaux qui traversent sa société et cibler les incidences qu’ils ont sur les rythmes et les désirs de l’Homme américain.
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Critique publiée le 4 décembre 2015.