C’était en 2008, dans le cours d’un excellent professeur de méthodologie (c’est dire), Pierre Chemartin, à l’Université de Montréal. Jacques Tourneur, c’était le sujet imposé d’un travail, par passion, j’imagine, mais aussi parce que Tourneur est un de ces cinéastes dont la rencontre consommée suffit pour faire craquer l’histoire du cinéma américain.
Des films de série B audacieux, aux personnages singuliers (comme le pasteur armé de
Stars of My Crown, la pirate de
Anne of the Indies) ou aux psychologies complexes (
Cat People,
Out of the Past), presque tous baignés jusqu’à l’hypnose dans une esthétique envoutante (
I Walked With a Zombie,
Night of the Demon), mais de tous les Tourneur, celui qui m’intrigua au plus haut point était aussi l’un des moins bons,
Days of Glory (1944), avec un Gregory Peck au visage complètement lisse, campant dans son premier rôle au cinéma un soldat… soviétique. Déjouant les préjugés d’usage sur le cinéma hollywoodien, ce curieux film de Tourneur n’est toutefois pas le seul de son espèce. Depuis la fin des années 1930 et en faveur de la mobilisation populaire anti-franquiste, on produisait en effet en Californie des films à forte saveur socialiste, faisant l’éloge implicitement ou même très explicitement de la vie communiste et de ses idéaux à la guerre comme dans les chaumières. Méconnue, voire oubliée, cette tendance a été tressée de deux filons, celui d’une industrie à la solde du gouvernement américain (pour solidifier dans l’imaginaire la lune de miel des Américains avec les Soviétiques qui s’étire de 1941 à la conférence de Yalta), puis celui du sous-texte engagé, développé par nombre des scénaristes qui se retrouvèrent quelques années plus tard sous les feux de la commission McCarthy.
Ces films qu’on découvre d’abord comme une curiosité de l’Histoire, on les dégote néanmoins par un rare hasard et sinon par transmission, par l’écriture au propre comme au figuré de la contre-histoire du cinéma qui se fait difficilement parce qu’elle est toujours moins documentée et accessible que sa grande sœur l’officielle. Ils ouvrent une porte dérobée sur celle-ci, la densifiant à force de surprises qui exigent sa réécriture autant que l’appréciation des œuvres pour ce qu’elles osaient bien dire à l’époque ; (re)découvrir la face la plus écarlate du cinéma hollywoodien remet ainsi en perspective le New Deal rooseveltien, qui redevient, à la vue par exemple du travailleur surmené par l'essorage capitaliste dans
Tom, Dick and Harry et des agriculteurs bienheureux dans
Song of Russia, la porte tournante qu’il était sans doute à l’époque entre ces deux pôles idéologiques.
Red Hollywood est un manifeste sur cette transmission de la contre-histoire, tant il la partage et l’incarne par la nature du sujet qu’il circonscrit. Classique dans sa forme, avec ses intervenants patiemment interrogés, son abondance d’entrevues qui viennent coller entre eux plusieurs bouts épars de films oubliés, la revue précise d’Andersen et Burch (d’abord professeurs d’université et théoriciens du cinéma) propose de repartir du début, c’est-à-dire des films en question et des gens qui les ont écrits, ces listés du Hollywood Ten. Ces scénaristes, réalisateurs et producteurs étaient-ils les agents de la pensée socialiste au nom de laquelle ils ont été cernés ? Parfois. Pas au niveau propagandiste et mlitariste des films comme
Days of Glory, mais parfois, surtout dans de petites scènes, des morceaux de bravoure qui ne sont au fond pas plus rouges que le soulèvement du
Grapes of Wrath (1940) de
John Ford et surtout pas moins humanistes. Dans leurs films comme dans ceux de leurs contemporains (tous produits par des
majors), les bafoués de
Red Hollywood nous font découvrir une industrie américaine momentanément charmée par l’air de
L’Internationale, des comédiens (John Garfield,
Henry Fonda, Gary Cooper) dans des rôles au cœur de révolutionnaire, des bouts de cinéma qui frappent d’abord par leur excentricité, ensuite parce qu’on sait aujourd’hui avec quelle vitesse et quelle violence cette sympathie fit place à la chasse aux sorcières.
Red Hollywood va à la rencontre de ceux qui en ont subi les foudres pour donner à voir ce qu’ils retiennent de l'humiliation professionnelle et publique
[1] ainsi que de la confusion qu’ils ressentaient face à un travail qui a été récupéré par des lectures anticommunistes, pour ne pas dire fascistes. En faisant l’éloge de certains des films les plus courageux de l’époque, notamment du
Salt of the Earth de Herbert J. Biberman, Andersen et Burch se consacrent aussi à souligner en quoi ces artistes sont les auteurs de quelques-unes des premières figures hispanophones, noires et féminines profondément courageuses du cinéma américain des années 1950, notamment dans le cinéma indépendant que leur exil forcé des studios a pratiquement fondé — ce qui revient à dire que le cinéma indépendant américain naît moins d’une nécessité économique que d’un divorce d’idées. La structure s’avère rigoureuse et le montage, d’entrée de jeu professoral, fait place graduellement à une poésie cinéphile nichée dans la nostalgie (il faut voir ce vieux Abraham Polonsky lire des bouts du scénario original de
Tell Them Willie Boy is Here écrit par Dalton Trumbo), une nostalgie active, qui permet aux cinéastes de nous lâcher la main une fois leur angle d’approche fixé ; la démarche est efficace, émouvante, tellement elle semble accomplir beaucoup par la simple écoute du témoignage solidaire et rappelle que c’est souvent dans le Je de l’anecdote qu’on raconte les meilleures Histoires.
[1] Participant au colportage ingrat, Billy Wilder avait dit en 1988 : «
Of the ten, two had talent, and the rest were just unfriendly ».