ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Runaways, The (2010)
Floria Sigismondi

Pas de révolution sans révolution sexuelle

Par Laurence H. Collin
La chanson Dead End Justice du groupe The Runaways s’étend sur presque sept minutes et comporte deux refrains effrénés. Véritable cavalcade hard rock au féminin, le titre boucle le premier album éponyme de la formation, se concluant enfin sur un sketch rythmé dans lequel Joan Jett et Cherie Currie, l’une seconde guitariste et l’autre chanteuse du groupe, simulent leur évasion d’une prison pour mineurs délabrée. Durant leur fuite arrivera un moment où Cherie se blessera et tombera au sol ; Joan tentera alors de l’aider à se relever, mais sans succès. Laissant sa consoeur derrière, Joan sera la seule des deux qui parviendra à s’échapper du triste lieu. On pourrait difficilement trouver meilleur augure que cette dixième piste sur l’album paru en 1976 pour émuler les destins réservés à Jett et Currie quelques années plus tard : celui de la miraculée versus celui de la grande oubliée. Coproduit par Jett et adapté de l’autobiographie Neon Angel : Memoirs of a Runaway écrite par Currie elle-même, The Runaways relate la montée déraisonnable vers la gloire du quintette de rockeuses adolescentes jusqu’à leur inévitable rupture en 1979. Marquant la première réalisation cinématographique de la vétérane du vidéoclip Floria Sigismondi (celle-ci ayant travaillé, entre autres, avec David Bowie, The White Stripes, Marilyn Manson et Björk), l’oeuvre en tant que telle se distingue par sa rigoureuse compétence à redonner une efficacité aux repères les plus usés du film biographique. On ne saurait placer en bout de ligne qu’un seul des choix pris par Sigismondi comme décision allant contre le projet lui-même et malheureusement, il s’agit d’un parti pris assez coûteux : celui de réaliser l’histoire d’un groupe punk séminal sans donner à l’ensemble la carrure d’un film punk.

S’il était comparé au 24 Hour Party People de Michael Winterbottom, film dont le regard sur le punk et le new wave était entièrement tramé à travers un prisme stylistique éclatant et tapageur, The Runaways décevrait d’abord par son plus grand nombre de points communs avec les Ray ou Walk the Line que l’on connaît, autant au niveau du fond que de la forme. On aurait tort, pourtant, de rétracter l’ensemble pour son envergure bien académique, puisque le précieux sens du détail dont fait preuve Sigismondi élève ce récit véridique, mais aux replis familiers, aux rangs des plus vibrantes toiles d’époque des années récentes.

La toute première image qui nous est présentée est celle d’une tache de sang menstruel atterrissant sur le pavé ; nous sommes en 1975 et Cherie Currie (Dakota Fanning) vient d’atteindre la puberté. Fille d’un père alcoolique (Brett Cullen) et d’une mère absente (Tatum O’Neal), celle-ci ne trouve qu’un certain réconfort à son existence dans l’art de la performance, comme peut l’attester son numéro de lip-sync farouche, mais étrangement déterminé, sur Lady Grinning Soul de David Bowie devant toute son école. Ailleurs dans la même petite ville, Joan Larkin alias Joan Jett (Kristen Stewart) rencontre fortuitement le déjà légendaire producteur Kim Fowley (Michael Shannon), ce dernier réagissant de façon favorable à son idée de former un groupe rock composé exclusivement de filles. Jett et Fowley feront ensuite la rencontre de Cherie dans une boîte de nuit californienne, le businessman voyant clairement en cette blonde au visage de poupon la pin-up adolescente déchaînée qui pourrait devenir sous son aile la tête d’affiche du futur groupe. Quelques auditions et rencontres plus tard et la formation The Runaways sera complète : les trois derniers membres seront la guitariste Lita Ford (Scout-Taylor Compton), la percussionniste Sandy West (Stella Maeve) et la bassiste « Robin » (Alia Shawkat, dans un rôle fictif personnifiant les nombreuses bassistes ayant pris part au groupe). Ce qui devait arriver arrivera donc : The Runaways toucheront les étoiles à une vitesse fulgurante et leur chanteuse, avant même d’atteindre ses dix-huit ans, sombrera gravement dans l’excès. Cela, et l’incapacité de leur gérant à leur pourvoir un chef de troupeau stable, forcera donc la séparation du groupe tout juste avant le début de la nouvelle décennie.

Certains débattront certainement sur le fait qu’une durée de vie d'à peine quatre ans pour une formation ne confère pas à celle-ci un statut particulièrement notoire - une assertion juste, spécialement lorsque la popularité en question eut lieu durant l’effervescence de la scène musicale de la fin des années 70. Vraiment, que reste-il aujourd’hui des Runaways? Mis à part le rayonnement de la carrière solo de Jett, le groupe soi-disant pionnier ne s’est guère positionné comme influence créatrice majeure dans sa branche, faute d’un succès trop passager. Leur véritable produit ne fut donc pas la musique, mais bien le sexe, la violence et la révolte, comme leur rugit Fowley alors que les jeunes musiciennes savent à peine composer leurs harmonies vocales. Au carrefour entre libération des moeurs et sexualisation scabreuse du corps adolescent, le vrai bouleversement conduit par The Runaways fut ainsi dans son affichage pleinement assumé d’une icône agissant à la fois comme porte-parole d’une génération désillusionnée et comme objet de désir licencieux. Sigismondi, aussi scénariste du film, cerne bien la nature paradoxale de ce croisement. Si elle semble bien être consciente des conséquences sur la jeunesse abreuvée de ce mouvement furieux, mais ultimement confus (sans parler des abus venant avec la célébrité), sa réserve quant à l’usage de morales élémentaires ravit assurément. C’est d’ailleurs cette approche plus axée sur la constatation que le sentimentalisme qui prévient le film de devenir The E! True Hollywood Story: Cherie Currie, même si un tel risque n’est jamais bien loin - le dernier tiers du récit y échappe d’ailleurs de justesse.

Avec toute l’attention portée sur les déboires de Currie et Jett, les autres membres de la formation n’ont que très rarement l’occasion de faire autre chose que de remplir les plans larges et de participer aux numéros musicaux. Sans réel poids dans la balance émotionnelle de l’entreprise, celles-ci échappent donc au regard qui aurait pu être posé, ne serait-ce que brièvement, sur la pensée de leurs personnages. Ainsi, lorsque Lita Ford attaque Cherie pour son ego démesuré juste avant la désunion du groupe, le peu d’interactions que celles-ci ont eu durant le film rend tel écho inattendu plutôt que logique.

L’abord de Jett et de Currie s’avère, à tout le moins, beaucoup plus intéressant. Fruit de l’ère d’émancipation dans laquelle celles-ci respirent leurs années folles, cette amitié qui aurait normalement été platonique prendra éventuellement un détour charnel, malgré le peu de répercussions que ces gestes auront au final (seule Jett a par la suite déclaré au monde qu’elle était lesbienne). Cette dynamique fraternelle, mais néanmoins assez floue, très bien rendue par la chimie des interprètes, ancre convenablement la vision des rapports entre jeunes femmes dans l’époque étudiée. Admirablement dirigées par Sigismondi, les deux jeunes actrices offrent ici les performances les plus chargées de leur carrière respective avec, pour la plupart de leurs scènes, des résultats enviables. Fanning, ici résolue à offrir au monde son grand rite de passage vers des compositions plus « matures », manque parfois d’assurance dans les chaussures de Cherie Currie. Sa conviction est néanmoins très perceptible, et ses prouesses vocales parfaitement adéquates. Stewart, quant à elle, interprète Joan Jett avec un rafraîchissant manque de tics et de « gros » moments - elle dégage l’impression que le bon jeu est chose facile alors que vraiment, il y a fort à parier qu’elle était terrifiée à l’idée de s’approprier les traits d’une déesse du rock.

Constamment mises à l’épreuve par le maniérisme endiablé de Michael Shannon, excellent en gérant tyrannique, mais non dénué de sa propre vision, les deux comédiennes demeurent à la hauteur de ce que Sigismondi leur exige. La beauté et la tristesse de The Runaways réside donc dans ce sentiment d'assister à la croissance de deux femmes qui, si elles ont vécu à travers un engouement extraordinaire doublé d’un cauchemar de déchéance, peuvent aisément symboliser le parcours d’une jeunesse spécifique à leur ère. Bordée par une recréation d’époque impeccable dans tous ses aspects, la distribution convainc uniformément, et du coup parvient à recouvrir l’approche très classique qui garde The Runaways parmi les ligues d’un premier long-métrage réussi, mais trop convenu. À peu près la seule exception échappant à cette démarche rigide est celle des scènes de performances musicales : dangereuses, inspirées et sexy, elles hissent le film à un tout autre niveau dès qu’elles surviennent. Si l’on avait à ne choisir qu’un seul moment du film pour rendre hommage au groupe-titre, le numéro de la chanson Cherry Bomb durant la tournée des Runaways au Japon ferait clairement le boulot. Véritable délire de son et d’images, baigné dans un flux de lumières rouges et propulsé par la fougue des actrices, voilà un unique moment de cinéma qui rappelle que les réalisateurs de vidéoclips ont toujours droit au bénéfice du doute quand le grand écran leur est prêté.
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Critique publiée le 19 avril 2010.