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Eden (2014)
Mia Hansen-Løve

L'art de l'ellipse

Par Olivier Thibodeau
Rarement la chronologie éclatée du film biographique n’a aussi bien servi son sujet que dans Eden de Mia Hansen-Løve. Portrait du DJ house Sven Løve (frère et co-scénariste de la réalisatrice), celui-ci carbure furieusement à l’ellipse, profitant du passage effréné des saisons pour mieux dépeindre la vie mouvementée de l’artiste, mais aussi pour évoquer la nature elliptique de son art. Les rythmes visuels et sonores deviennent donc vite symbiotiques, accentuant la qualité impressionniste de la représentation, et inscrivant l’œuvre dans une vaste démarche artistique multidisciplinaire. Bien qu’il demeure fidèle à un canevas narratif éprouvé, allant même jusqu’à scinder le récit en deux parties correspondant respectivement à l’ascension et à la chute du protagoniste, le film se révèle comme un exercice captivant, capable d’absorber le spectateur dans la diégèse grâce à une caméra particulièrement intimiste et une justesse d’observation hors pair.
 
Adolescent passionné de musique, Paul (avatar de Sven Løve) passe le plus clair de son temps en boîte, s’échappant de la maison familiale sous de faux prétextes pour aller joindre un petit cercle d’adeptes dans des soirées endiablées sous le signe de l’ivresse musicale. Amouraché par le style house garage, il se joint bientôt à un ami pour former le duo Cheers, lequel connaît d’humbles débuts dans de petits appartements parisiens où l’inspiration artistique est tributaire d’un esprit de collectivité foisonnant alimenté par le cannabis et la cocaïne. Fidèle à l’euphorie ambiante, le film se targue ainsi d’une structure épisodique pour illustrer l’humble essor du groupe au gré de nombreuses performances locales et internationales, dépeignant avec sensibilité les bouleversements personnels et sociaux qui précipiteront son déclin.
 
Fort d’une scène d’ouverture simple et évocatrice, le film y étale d’emblée ses trois plus grandes qualités : caméra intimiste, mise en scène impressionniste et pluralité médiatique. On y voit le protagoniste au sortir d’une soirée arrosée à bord d’un sous-marin transformé en club. La nuit est noire, et les silhouettes imprécises, si bien que le vaisseau nous semble presque extraterrestre alors que son équipage, filmé de façon impudique par une caméra typiquement volatile, se révèle comme la quintessence d’une jeunesse avide d’expériences artistiques éclectiques. Le français vernaculaire des personnages, énoncé avec un naturel confondant, côtoie ainsi l’anglais de leurs homologues américains, laissant présager l’usage démocratique des deux langues en cours de récit, preuve d’une génération ouverte sur les différentes formes d’expression culturelles. Errant dans la forêt, où il s’assoupit seul contre un arbre, Paul s’y réveille alors en apercevant un dessin d’oiseau se mouvant dans le ciel matinal. Malgré la mixité préalable des langues, c’est finalement cette intrusion aviaire qui nous convaincra du caractère multidisciplinaire de l’œuvre, laquelle met en scène une bande d’artistes aux talents hétéroclites, usant en outre de l’écran comme un vaste canevas où apparaissent les différents messages textes envoyés par les personnages, ainsi que l’image surimposée de leurs auteurs désincarnés.
 
Trame serrée de vignettes concises et pertinentes visant à décrire sensiblement l’entourage bohémien de Paul, et particulièrement ses muses de passage, la narration profite d’une qualité impressionniste qui traduit admirablement bien son état d’esprit éméché, le catapultant de soirée en soirée au rythme des battements erratiques d’un cœur nourri aux amphétamines et des mesures endiablées dont il est l’auteur. Cette qualité impressionniste est obtenue d’abord par le truchement d’une caméra éthérée qui parvient à s’immiscer profondément dans les foules compactes habitant les rutilantes boîtes parisiennes, cadrant habilement les protagonistes dans de véritables marées humaines, mouvant à l’unisson sous l’impulsion d’une force quasi mystique qui rend les motivations artistiques de Paul presque palpables. Quant à la continuité éclatée, voir la fausse continuité qui le fait passer de New York à Chicago à New York à Paris en l’espace de quelques minutes, celle-ci nous offre une incursion privilégiée dans les souvenirs confus de l’artiste, lesquels suivent une logique émotionnelle étrangère à l’idée traditionnelle de chronologie narrative, accentuant simultanément la confusion spatio-temporelle du spectateur, et la puissance dramatique du récit.
 
Portrait hypnotique de l’essor euphorisant du groupe Cheers, le premier chapitre de l’œuvre nous garde constamment en haleine, alternant furieusement des scènes domestiques et des scènes de spectacle tout aussi passionnées, ponctuées par une bande sonore musclée qui nous fait découvrir avec le même enthousiasme le personnage et la musique qui l’anime, forçant l’admiration de la créativité et de la liberté débordantes dont il est détenteur. Malheureusement, le second chapitre constitue presque un passage obligé, détaillant le déclin inévitable du groupe rattrapé par l’évolution des mœurs et les mauvaises décisions économiques prises par Paul au cours de sa carrière mouvementée. S’installe alors le leitmotiv lancinant du temps qui passe, décliné de façon analogue dans presque chaque scène, débutant avec un échange opportun entre les membres du groupe et un promoteur avare qui leur suggère d’abandonner la house pour l’electro, plus contemporain et plus lucratif. Le reste du récit est à l’avenant, alors qu’il ressasse machinalement les échecs amoureux et monétaires du protagoniste, le confrontant à un nouvel ordre mondial où il fait figure de fossile. Les iPads et les iMacs rutilants remplacent alors systématiquement les listes d’invités et les tables de mixage d’antan, reléguant la jeunesse disparue du protagoniste aux ornières du progrès, le forçant en outre à découvrir la vie adulte dans des bureaux ennuyants et des ateliers d’écriture prosaïques où sa gloire passée se transforme en souvenir lointain.
 
Au final, ce n’est pas la simple biographie du sujet que le film s’efforce à mettre en images, mais l’essence même de son existence, capturée avec toute la sensibilité nécessaire à décrire sa personnalité à fleur de peau. Or, la nature de son art et de la culture artistique environnante sont également transposées intégralement dans cet essai vibrant et entier, dont la laborieuse seconde partie ne fait qu’égratigner sa chatoyante surface. Et malgré une structure postmoderne parfaitement adaptée au propos, le film délivre un message intemporel quant au pouvoir mémoriel de l’art, faisant de l’héritage culturel des personnages une épitaphe indélébile, monument imperméable à la chute des âmes et des corps.
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Critique publiée le 14 juin 2015.