WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Fantôme de la liberté, Le (1974)
Luis Buñuel

Un spectre hante l’Europe…

Par Sylvain Lavallée
« J’en ai assez de la symétrie! », s’écrie un personnage (Jean-Claude Brialy) de l’avant-dernier film de Luis Buñuel, Le fantôme de la liberté, semblant parler ainsi au nom de son réalisateur : assez de la symétrie, de l’organisation rationnelle, de la narration classique, aristotélicienne, bourgeoise! Enfin, ce type de narration n’est peut-être pas bourgeoise en soi, mais la bourgeoisie s’en est certainement emparée afin de l’assujettir à ses besoins, le récit classique étant garant de l’ordre des choses par sa manière de relier de façon claire et sans équivoque les effets aux causes, ce qui confère aux événements un sens précis, déterminé, voire nécessaire. Le récit permet d’ordonner le monde, de le rendre commode, accessible, et de justifier les conventions aussi arbitraires qu’autoritaires qui guident chaque action posée, alors pour renverser cet édifice bourgeois il faut libérer le hasard, l’irrationnel, le rêve; il faut s’attaquer à sa fondation, au récit qui supporte leur société.
 
Aussi mince était la prémisse narrative du film précédent de Buñuel, Le charme discret de la bourgeoisie, elle demeurait présente, facile à résumer (les mésaventures d’amis qui tentent en vain de se réunir pour souper). Les constantes digressions y apparaissaient alors comme autant d’agressions à ces bourgeois tentant coûte que coûte de maintenir leurs conventions, leur souper, leur récit au fond, que le cinéaste s’amusait à interrompre pour en révéler l’absurdité (c’était toute la force du film que de faire paraître cette envie de souper entre amis plus absurde que les événements surréalistes qui nuisaient à cette entreprise pourtant des plus banales). Mais dans Le fantôme de la liberté, de ce récit, il ne reste plus rien, Buñuel employant cette fois une forme autrement plus radicale, faisant fi de toute causalité : à première vue, il s’agit tout simplement d’un film à sketchs, mais au lieu de récits autonomes et autosuffisants sans lien narratif les uns avec les autres, Buñuel enfile une série d’anecdotes surréalistes, souvent très drôles, en les reliant par le va-et-vient des personnages. La caméra suit un personnage, délaisse l’action en cours pour s’intéresser à un personnage en apparence secondaire qui devient le centre de l’attention jusqu’à ce que la caméra l’abandonne pour suivre un nouveau personnage qu’il croise sur son chemin, etc. Pourquoi s’attarder soudainement sur tel protagoniste plutôt qu’un autre, difficile de répondre tant les anecdotes forment rarement un véritable récit avec un début, un développement et une conclusion, comme si tout n’était que digression et qu’il n’y avait plus de souper à interrompre.
 
Sans doute, Le charme discret… reste la plus aboutie des œuvres de Buñuel, par sa cohérence et sa limpidité, mais il y a quelque chose de plus proprement buñuelien dans le flou et l’approximation qui règnent surLe fantôme de la liberté, de plus subversif à tout le moins : le mot-clé du titre serait « fantôme » bien plus que « liberté », ce concept n’apparaissant explicitement que dans la première scène comme pour nous attirer vers une certaine interprétation qui ne pourra jamais s’ancrer tout à fait dans le film, sans pour autant sembler inappropriée; fantôme, donc, en ce qu’il y a des significations fantômes, comme cette liberté, qui planent sur le film sans pouvoir se laisser saisir, qui nous narguent et nous filent entre les doigts pour mieux nous attirer dans une nouvelle direction (le titre proviendrait en fait, selon Buñuel, d’une « collaboration » avec Marx, dont le Manifeste du parti communiste commence par la phrase « Un spectre hante l’Europe… », autre exemple d’association libre créatrice d’un sens fantôme).
 
De même, relier les scènes à la façon d’un cadavre exquis agit comme une invitation à décoder l’intuition qui guide la caméra lorsqu’elle passe subitement d’un personnage à l’autre (une simple coupe au noir, au contraire, séparerait franchement chaque segment), laissant ainsi pressentir une structure hermétique, invisible mais présente. Les nombreux motifs répétés et les renvois obliques participent au même effet : à bas la symétrie, disions-nous, mais en réalité pas tout à fait puisque la première scène (des soldats napoléoniens abattent des insurgés espagnols en 1808) répond à la dernière (en son hors-champ, des policiers contemporains attaquent des manifestants), un peu comme le suaire découvrant un corps mort parfaitement conservé dans le premier segment renvoie au drap blanc révélant le corps nu d’une jeune femme appartenant pourtant à une vieille tante, ou comme le tableau de Goya (Le 3 mai 1808) ouvrant le film se retrouve sur le mur d’un commissariat de police, ou comme l’émeu qui visite un homme dans sa chambre de nuit revient dans le dernier plan… Ces rimes périodiques semblent ne suivre aucun rythme clair et même si elles ne suffisent pas à repousser entièrement l’impression d’arbitraire, elles agissent telle une promesse qu’il y a bien une logique derrière tout cela et qu’il suffirait de la déterrer pour tout s’expliquer – mais peut-être n’est-ce rien de plus qu’une promesse, voire un leurre, une manière formidable en tout cas d’invoquer ce spectre du sens sans jamais le matérialiser.
 
En ce sens, l’épisode le plus révélateur serait celui de la disparition de la fillette : des adultes recherchent une jeune fille qu’ils croient disparue même si elle est bien là à leurs côtés à les assurer de sa présence. Au poste de police, l’officier remercie même les parents d’avoir emmené la disparue puisque, en effet, cela rend son identification plus facile. Peut-être qu’on peut voir dans cette anecdote une métaphore d’adultes qui n’accordent aucune importance à ce que dit une enfant (ils aiment mieux croire l’institutrice qui dit l’enfant absente que cette dernière qui s’affirme présente), ou peut-être les adultes croient-ils aveuglément aux mots, aux conventions donc plutôt qu’à la réalité qu’elles désignent, ou peut-être que ces parents négligent leur enfant au point de ne pas pouvoir la reconnaître, d’être indifférents à sa présence – enfin les possibilités d’interprétations sont multiples, mais elles servent toutes à expliquer l’inexplicable, à neutraliser le fantôme par la raison, alors que Buñuel nous incite plutôt à nous réjouir de ce non-sens, à embrasser la nature du fantôme, c’est-à-dire cette présence d’une absence, cet oxymoron incarné (un mort-vivant) qui court-circuite la raison.
 
Il ne faut pas pour autant renoncer à l’interprétation ou cultiver le non-sens pour le non-sens, Buñuel cherchant plutôt à faire sens autrement, en laissant libre cours à son intuition, ses rêves, dont il tente de respecter la nature par la forme si singulière de ce film. Ainsi, les bourgeois et les institutions auxquelles ils sont associés (l’Église, la police, le tribunal, toute forme d’autorité) ne sont plus simplement confrontés par le rêve et l’irrationnel, comme dans Le charme discret…, ils sont de plain-pied dans le rêve, saisi par sa logique; Buñuel abat toutes les conventions qui protègent usuellement ses personnages bourgeois de la chance, de l’irrationnel et de l’immatériel qui font aussi partie de ce monde, ce qui révèle toute leur bêtise et leur cécité, comme dans cet épisode de la fillette disparue. Le spectateur peut bien en rire, mais il ne doit pas oublier qu’il fait lui aussi l’expérience onirique de ce Fantôme de la liberté, et qu’il ne peut pas maintenir une distance entre lui et les personnages, les bourgeois ciblés par Buñuel étant plus ceux dans la salle que ceux dans la fiction. Ce serait l’un des sens possibles du dernier plan, cet émeu qui fixe la caméra, et à travers elle le spectateur, comme pour lui demander avec cette indifférence tout animale s’il est bien certain de ne pas être, aussi, l’un de ces ridicules bourgeois.
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Critique publiée le 12 mars 2015.