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National Gallery (2014)
Frederick Wiseman

Peindre le temps

Par Olivier Thibodeau
Fidèle à ses habitudes immémoriales, le vénérable documentariste Frederick Wiseman nous dévoile aujourd’hui le fruit de sa énième excursion en milieu institutionnel, vol de mouche gracieux et précis à travers les salles luxueuses de la prestigieuse National Gallery, joyau d’une bourgeoisie hautaine mais raffinée dont l’académisme se révèle tour à tour comme une source de contrariété et de fascination. Visiteurs, curateurs et restaurateurs passionnés s’emboîtent donc le pas sous l’œil muet d’une caméra qui filme leur quotidien avec toute la voracité d’un enfant curieux, alimentant tel un moulin à viande la salle de montage labyrinthique de l’infatigable maître du cinéma direct américain. Après cinq mois passés à organiser 130 heures de rushes, celui-ci nous livre ici un condensé de trois heures qui devrait plaire à tous les amateurs d’art, pour peu qu’ils pardonnent la verbosité occasionnelle des intervenants et le caractère redondant du segment final. En effet, bien que l’ensemble constitue un portrait honnête et éclairant d’une réalité négligée, preuve scintillante de l’esprit de synthèse incomparable du réalisateur, sa banalité occasionnelle ne cesse malheureusement de nous rappeler les limites d’une objectivité observationnelle rétrograde dont le caractère lent et impersonnel risque d’aliéner de trop nombreux spectateurs contemporains.
 
Explorant simultanément l’avant-scène et l’arrière-scène de l’organisme titulaire, assistant avec la même attention minutieuse aux commentaires des guides qu’aux angoisses budgétaires des administrateurs et aux intrigantes découvertes de restaurateurs érudits, Wiseman nous convie à une visite complète d’une institution dont la façade immaculée nous dévoile maintenant un cœur palpitant. Il nous invite en outre à découvrir des aspects méconnus de la vie dans cet Éden muséal, efforts protéiformes et passionnés de la part de tous les intervenants d’inculquer l’amour de l’art au plus grand nombre. Qu’il s’agisse des cours de dessin académique, des visites guidées destinées aux enfants ou des séminaires d’appréciation artistique pour aveugles, on ne néglige ici aucun effort pour récompenser la curiosité des visiteurs avec le cadeau de la culture. Or, National Gallery fonctionne de la même façon, requérant l’implication totale des spectateurs en échange de révélations précieuses et mystiques à propos de l’histoire de l’art. Pour cela, ils auront besoin de faire leur propre bout de chemin puisque le style de Wiseman s’apparente de plus en plus à la neutralité totale. Même ses choix de sujets semblent désormais lisses et apolitiques, incapables de produire les réactions enflammées et viscérales que provoquèrent la session de gavage de Titicut Follies (1967), le témoignage final de High School (1968), ou le massacre des bovins dans Meat (1976). Heureusement, là où la qualité contestataire de son œuvre s’évapore, toute son intelligence et son incroyable rigueur éditoriale demeurent, faisant de ses films récents des entités gracieuses mais émoussées, à l’image du vieil homme lui-même.
 
Comme toujours, Wiseman fait ici preuve d’un esprit de synthèse absolument remarquable, saisissant avec une acuité héroïque l’essence profonde de son sujet tout en feignant la candeur la plus totale tout au long du tournage. Simple juxtaposition de longues séquences prises sur le vif, lesquelles sont généralement composées d’exposés fleuris sur l’histoire de l’art ponctuées d’interludes interchangeables où l’on observe négligemment le comportement de différents visiteurs, le film prend tout son sens au montage, là où la passion pédagogique des intervenants s’érige en leitmotiv universel. Le film se révèle ainsi comme une véritable encyclopédie de l’art classique, série de commentaires pertinents de la part des différents intervenants dont la sagesse et l’érudition ne manqueront pas d’inspirer les esthètes néophytes et de susciter des discussions animées parmi les connaisseurs.
 
La simple notion de durée propre à l’art cinématographique permet en outre au réalisateur de compenser pour l’intemporalité de l’art pictural. Tel que suggéré par l’un des éducateurs lors d’une visite guidée, la peinture ne s’exprime jamais dans le temps, demeurant forcée de circonscrire son « récit » dans un seul et même plan. Or, il faudra ici une odyssée de trois heures à Wiseman pour lui permettre d’étayer son propos adéquatement, tentative vaillante d’imputer une troisième dimension au troisième art qui tend plutôt à prouver les limites du septième. Ce paradoxe investit malheureusement le film en entier, ajoutant sans cesse relief et texture à la peinture au détriment des qualités intrinsèques du médium cinématographique, faisant de cet art antédiluvien un objet d’étude autrement plus noble et passionnant que la tradition documentaire éculée qu’on observe ici. On n’a qu’à comparer les nombreux plans statiques de toiles classiques aux verbiages incessants nécessaires à leur description pour s’en convaincre.
 
Privé de sa dimension polémique, laquelle nous permet de réagir directement à l’horreur du réel, le cinéma d’observation s’avère rarement plus intéressant que son sujet. Ici, il fait la part belle à de très longs monologues et à de mornes activités qui, malgré quelques qualités indéniables, n’ont d’autre valeur que celle que chaque spectateur individuel y trouvera. Il compromet en outre les notions de nouveauté et de choc généralement associés au « documentaire » télévisuel contemporain. En effet, force est d’admettre que la perspective d’une visite guidée en milieu muséal ne plaira pas à tous les cinéphiles, s’apparentant trop facilement au quotidien banal auquel nous soustrait le cinéma. Le segment final est particulièrement décevant dans ce sens, puisqu’il est formé d’une juxtaposition mécanique et redondante de soirées mondaines, coups d’envoi de trois expositions consécutives où le gratin londonien absorbe stoïquement les leçons des experts. En plus d’apparaître comme un aboutage obligatoire de scènes, cette séquence génère d’autant plus de grincement de dents qu’elle nous rappelle précisément le type de soirées où l’échappatoire cinéphile semble si salutaire...
 
Heureusement, Wiseman nous offre ici son lot de matériel exclusif, profitant de son séjour pour explorer le monde méconnu des restaurateurs de toiles. On assiste ainsi au travail quotidien d’un homme aux étranges lunettes télescopiques affairé à la restitution des pigments chromatiques sur une toile éméchée, travail de moine effectué du bout du pinceau avec toute l’angoissante rigueur qu’on devine. Puis, il y a les confectionneurs de cadres, autres artisans de l’ombre dont le travail acharné passe trop souvent inaperçu auprès d’amateurs pressés n’ayant d’yeux que pour le coup de pinceau des grands maîtres. Lors d’une séquence particulièrement mémorable, on nous dévoile même toute la science derrière les techniques de restauration modernes, sorte d’archéologie artistique qui nous offre d’intrigantes révélations obtenues par l’analyse aux rayons X d’une toile de Rembrandt. C’est d’ailleurs ainsi que la peinture acquiert véritablement cette élusive troisième dimension. Pas dans la durée du dialogue, mais dans sa durée de vie, laquelle permet ici à plusieurs générations d’experts d’y jeter un regard analytique et amoureux d’où jaillira sans cesse un sens nouveau et éclairant.
 
À 84 ans, il serait dur de croire que Frederick Wiseman puisse remonter sur les chevaux de bataille éperonnés d’autrefois, surtout que sa conception du cinéma direct est désormais révolue. C’est pourquoi le visionnage de National Gallery nous laisse cette saveur douce-amère dans la bouche. Car malgré l’excellence du film, sa grande latitude, et sa pertinence au sein de la filmographie du réalisateur, il s’agit là d’une œuvre mineure; on pourrait d’ailleurs mettre en doute la pertinence de la présente démarche à une époque où les institutions américaines se rendent coupables de tant d’injustices. Mais il s’agirait simplement là d’une autre injustice, celle-ci à l’endroit d’un vétéran qui s’éreinte à la tâche année après année, accouchant de documentaires épiques comme Woody Allen accouche de comédies romantiques. Un succès mitigé, mais rien que pour un artiste de la trempe de Wiseman.
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Critique publiée le 23 novembre 2014.