WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Edge of Tomorrow, The (2014)
Doug Liman

Le jour le plus long

Par Mathieu Li-Goyette
The Edge of Tomorrow est peut-être le film de science-fiction militaire le plus important depuis Starship Troopers, tellement l’action qu’on y trouve n’a rien d’anodin, tellement les personnages qui s’affrontent sont profondément emblématiques de l’air du temps et, plus particulièrement, d’un certain apogée du jeu vidéo dans la culture populaire. L’histoire est banale à l’oublier : celle d’un officier (Cage, incarné par Tom Cruise) qui n’a jamais vu le combat, envoyé au front dans la dernière bataille de l’humanité contre une espèce extraterrestre dont la puissance dépasse l’entendement. Elle a cependant ceci qui la fait s’accrocher avec plus de prise qu’on était en droit de l’espérer : la répétition sans relâche de la même action, du même passage, ad nauseam.

Éclaboussé par le sang visqueux d’un ennemi alors qu’il vient de faire détoner une charge explosive kamikaze, Cage meurt. Cruise, défiguré, le visage creusé par l’acide de la créature, agonise en gros plan comme il ne se l’est jamais permis, nous montrant la rare image horrifiante d’une star du cinéma fondre comme neige au soleil. Le choc est instantané, aussi efficace parce qu’il joue sur l’identification naturelle portée envers ce héros qui n’en est pas encore un.

Et pouf ! Coupe, cut-to, comme ils disent, et retour à Cruise, le visage intact, identique sinon légèrement surpris de se réveiller d’un pareil cauchemar. Il est sur la base militaire de la première séquence, se fait hurler des ordres par son supérieur (Bill Paxton) qui lui ordonne d’aller au combat coûte que coûte. Ses frères d’armes, repiqués à Aliens, sont les mêmes. Les mêmes anecdotes, les mêmes conneries, tout le bataclan tactique abrutissant se remet en marche jusqu’à la mort, cette fois-ci légèrement différente, de Cage aux mains de ces mêmes ennemis. Coupe. Réveil. Coupe. Réveil. Rinse. Repeat.

Le boléro de Doug Liman est en place et il n’y pas grand-chose que Cage semble pouvoir faire pour y mettre un terme, sinon chercher de nouvelles issues de joute en joute, de sauver tel compagnon mort à la suite d’un bête accident, ou tel autre atteint au hasard à travers la confusion du débarquement (qui, 70 ans pile après celui de Normandie, donne à la science-fiction un hommage visuellement brillant à ce matin de juin 1944). En se glissant dans la peau d’un couard, Cruise brille comme on ne lui avait pas permis depuis des années, devenant, au fil de ses morts et de son éternel retour, une bête de guerre ; l’éclairage s’assombri, les contrastes s’accentuent et sculptent davantage son visage et façonnent sous nos yeux ce mythe du héros hollywoodien auquel nous sommes si habitués. Dans cette réinstitution de la figure mythique du héros, Liman frappe fort, soumettant la science-fiction à des ambitions narratives et mythopoétiques qui nous parviennent par le biais d’un montage franchement audacieux.

Si les premières morts sont l’occasion de retours à la case départ, Cage cherchant toujours à se faire comprendre et à expliquer à son borné de supérieur que le débarquement est un piège et qu’il en résultera la fin du genre humain, les morts subséquentes ne seront pas aussi télégraphiées. Le recyclage des vies du protagoniste s’accompagne d’ellipses vertigineuses, comme le cinéma n’en a peu ou jamais vus pour la simple et bonne raison qu’il ne s’agit pas de coupes cinématographiques.

Le retour en arrière aussi insistant, la trentaine de morts que Liman nous donne à voir en cascade dans une longue séquence de combat est intimement propre au jeu vidéo : cet instant où le joueur, borné et enivré par une volonté de puissance et le désir d’atteindre ses objectifs, peut recommencer pendant des heures, voire des jours, le même passage. Et ce passage n’a rien d’à proprement dit narratif. C’est un passage d’action pure, complètement accessoire au développement du récit (qui est ici, à sa manière, complètement accessoire au film). Un passage très simplement et très efficacement retourné vers lui-même, vers cette machine à répétition interne comme un astucieux dispositif que Liman maîtrise avec une intelligence peu commune en matière de blockbuster.

Ainsi le montage nous « apprend le jeu » du film, son « gameplay », instituant rapidement une logique de complicité avec le spectateur. Si le cinéma hollywoodien n’a plus le devoir de surprendre, la forme qu’a cet opus déjoue les attentes, flingue plus de fois Tom Cruise que toutes ses morts précédentes réunies et fait du corps de l’acteur une chair à canon pitoyable. À ses côtés, c’est l'excellente Emily Blunt dans le rôle de Rita, une guerrière stoïque et efficace, maniant une épée disproportionnée (les amateurs de jeux de rôle japonais sauront reconnaître le clin d’œil) qui l’accompagne à travers ses mille et une morts. Puisqu'elle n'est pas soumise aux règles habituelles du genre, les multiples réintroductions de son personnage préviennent toute forme d'objectification en la présentant à de nombreuses reprises, et ce, dans des contextes différents : la rengaine du rapprochement amoureux se joue ainsi différemment, avec un certain détachement qui est tout à l'honneur des scénaristes.

Le premier grand constat que permet Edge of Tomorrow, c’est qu’à vouloir réinventer les mécanismes narratifs du cinéma par l’apport de ceux du jeu vidéo, une réelle audace s’empare naturellement des formes d’énonciation du discours et donne lieu à des scènes inédites et originales. En superposant un récit de science-fiction plus ou moins anodin à un système cohérent et conséquent, Liman tisse une pluralité d’histoires spectaculaires, comme si ce énième débarquement de Normandie était le plus vaste laboratoire jamais pensé de la forme du blockbuster, un espace défini, atemporel, où le temps perd de son sens et, par le fait même, où la structure narrative classique s’étiole. The Edge of Tomorrow n’est pas qu’un exercice de style qui parvient à atteindre la cime de ses ambitions, c’est aussi une authentique fable sur le cinéma industrialisé, un papier carbone maintes fois recyclé des cent derniers films produits à la chaîne et des cents prochains.

Aux côtés de Cage, c’est le spectateur qui se retrouve à jongler avec cette impression de sempiternelle redite, de répétition et de différence cherchant toujours à faire dérouler un peu plus loin et un peu mieux le fil d’une journée infernale où l’avenir de tous se joue. Sur la corniche du demain, sur le seuil de la mort du héros lancé à la découverte du seul et unique chemin – le bon, le salvateur – qui donnera à la Terre le futur chantant qu’elle n’était plus en mesure d’espérer, nous observons, témoins d’une matrice intrépide. Mais lorsque le jeu s’arrête, alors que Cruise perd ses pouvoirs et que les règles du cinéma viennent mettre un terme à la joute, la lassitude revient aussi rapidement qu’elle était partie, remplaçant l’imprévisibilité des trois premiers quarts par une succession prévisible de péripéties.

L’autre grand constat à tirer d'Edge of Tomorrow, c’est qu’il ne s’agit probablement pas d’un très grand film, mais qu’il s’agit certainement d’un excellent jeu. Et que la différence entre l'un et l'autre n'est pas simple ni réglée et que si réinvention totale de la forme industrielle il peut y avoir, c'est par ici qu'une réflexion de fond s'impose.
7
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 15 juin 2014.