ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Anne Trister (1986)
Léa Pool

Quand l'identité déborde

Par Mathieu Li-Goyette
Anne Trister provient d'une époque pas si éloignée où le cinéma québécois tenait encore à nous faire vivre dans un espace. L'espace de la nostalgie dans Les beaux souvenirs de Francis Mankiewicz, celui de la critique dans la cuisine du Déclin de l'empire américain de Denys Arcand, celui de l'imaginaire dans Au clair de la lune d'André Forcier, celui de l'apprentissage de la vie adulte dans Le Matou de Jean Beaudin, celui de l'enfance dans La guerre des tuques d'André Melançon... Autant d'espaces de repliement pour pallier à la défaite référendaire de 1980 (qui correspondait au refus d'un espace qui nous soit propre); des lieux où l'isolement permet une certaine lucidité, un regard réagissant moins aux actions des personnages de la diégèse qu'aux tares de la société en marche à l'extérieur du film. « Vivre dans un espace », c'est alors permettre au micro de se développer dans le macro. Parmi ces maisons, ces salles de bowling et ces bineries, l'atelier d'artiste d'Anne Trister fait office d'élégant cocon existentiel, composé de décalqués aux couleurs aujourd'hui bien datées et de trompe-l’oeil donnant l'impression d'une profondeur qui n'en est pas une et, ultimement, d'une acuité déformée.

Tout commence par l'arrivée d'Anne (Albane Guilhe), cette jeune Suissesse d'origine juive dont le père vient de mourir, à Montréal. Laissant derrière elle son amoureux pour se recentrer sur elle-même et vivre enfin sa vie d'artiste, elle s'entoure de sa vieille amie Alix (Louise Marleau), psychiatre de formation qui oeuvre auprès des enfants (plus particulièrement une jeune Sarah – Lucie Laurier – qui lui donne du fil à retordre) et d'un ami de la famille, patron d'un bistro juif de Montréal. Entre son amie et cette nouvelle figure paternelle qui l'épaule, Anne regarde la métropole de loin, là-haut perchée sur le Mont-Royal, à faire rouler ses sous dans les binoculaires. C'est là que commence ses tourments. À regarder de loin, à la sauvette, plutôt que d'aller à la rencontre des gens et de discuter avec eux de la tristesse qui émane du deuil, elle fuit les problèmes du coeur et de l'esprit en se réfugiant dans la peinture. La perte, survenue hors champ (le film commence sur un enterrement et ne présente jamais le visage du père), rappelle celle d'un Québec indépendantiste en deuil d'une figure paternelle qu'il n'a jamais vu, pleurant donc la mort d'un patriotisme paternel dont on peine déjà à se rappeler parce qu'on ne croit plus l'avoir déjà enlacé.

La tragédie d'Anne Trister nous fait donc remonter à contre-courant le spleen québécois des années 80, alors que la jeune femme rêve encore d'un espace idéel. Elle peint d'abord en Europe des figures rectilignes sur les vitres, calquant l'architecture des bâtiments qu'elle aperçoit au loin, constituant par la même occasion des espaces translucides qui préfigurent ceux de son atelier montréalais. À l'intérieur de ce dernier, les diagonales et la subtile palette de couleurs toutes en variations de gris donnent l'impression d'un capharnaüm identitaire, délibérément morne et foncièrement torturé où les lignes maîtresses s'enfouissent dans les coins des murs comme autant d'élans du coeur engouffrés par les impératifs du monde moderne. C'est d'ailleurs ce monde qui finit par rattraper Anne alors que celle-ci vient de subir une bête (très bête) chute pendant qu'elle peignait sa dernière fresque. À son réveil à l’hôpital, on lui annonce que son atelier a été démoli pour permettre la construction de condominiums. Après le deuil du père, pourra-t-elle surmonter celui de son espace de création?

La guérison n'aurait pas été aussi rapide si Anne ne s'était pas découvert un amour pour Alix, si les composantes de son identité ne débordait pas déjà de l'atelier. Émouvant, doux et tranquille, cet amour vient mettre en danger sa relation à distance avec son copain européen et instaure dans Anne Trister une triple réflexion sur l'ostracisation (nationale, féminine et homosexuelle) en trois épreuves successives que Léa Pool parvient à condenser finement, sans que les thématiques ne soient assemblées grossièrement. Outre les performances particulièrement mémorables de Guilhe et Marleau, ce sont les lents travellings de la cinéaste qui lui permettent de lier une idée à l'autre, jouant d'élans poétiques autant diégétiques (comme l'emprisonnement d'un pigeon dans l'atelier, symbole d'une liberté qui peine à s'épanouir) que scéniques (pensons à ces profondeurs de champ qui révèlent ces chaînes amoureuses reliant les protagonistes). En parallèle, la thérapie qu'Alix fait suivre à la jeune Sarah lui apprend à contrôler ses colères et à comprendre ce qui les provoque. « Aimer au-delà de la peur », dit-on dans Anne Trister : c'est la clé pour Anne comme pour Sarah, double enfantin et québécois de la Suissesse en perdition dont le lien est confirmé par un montage en alternance qui les rapproche tout en s'assurant qu'elles ne partagent jamais la même scène. « Aimer au-delà de la peur », voilà peut-être aussi ce qui relie le discours d'Anne Trister au Québec de 1986 et à celui d'aujourd'hui; aimer jusqu'à ce que l'identité déborde et, presque par accident, fasse tout chavirer.

À l'image de l'introduction du personnage d'Alix qui scrutait sa patiente à travers un téléviseur et à celle de la scène finale où elle reçoit une bobine d'Anne se filmant devant la tombe de son père, Léa Pool propose aux femmes de prendre à bras le corps l'image féminine et la fabrication spatio-temporelle de leur imaginaire poétique. Les lieux de la création, de l'amour et de la maternité deviennent autant d'espaces à conquérir, sorte de terres promises judaïques (l'enterrement du père juif en terre sainte d'Israël le confirme) que l'auteure conceptualise si bien. L'atelier, l'amour, la nation ne sont finalement que des prisons pour l'esprit dont l'héroïne apprendra à s'affranchir après sa chute malencontreuse. Il ne s'agirait pas de faire du sort d'Anne une cause bonne pour militer, mais plutôt d'envisager ses malchances et sa maladresse sentimentale comme un tremplin vers un nouvel horizon d'émancipation, la promesse d'un renouvellement dont la peur serait le seul cran d'arrêt.

Les binoculaires semblent finalement bien loin derrière elle et le pigeon, lui, vole déjà mieux dans le ciel qu'enfermé dans le béton. Et pourtant, depuis Anne Trister et le magnifique constat qu'en tirait  Pool, l'espace clôt perdure comme lieu de stagnation critique de la société québécoise. Plus que jamais, l'espace restreint des protagonistes s'érige comme une haute tour de garde intellectualisante, surplombant des problématiques qu'elle se plaît à circonscrire en cul-de-sac postmodernes. La chanson finale d'Anne Trister, De la main gauche de Danielle Messia, aussi kitsch soit-elle, annonçait déjà que les élans maladroits du coeur étaient néanmoins les plus francs, les plus mémorables et qu'aucune cause, identitaire ou féministe, ne s'est déjà tirée du pétrin par des actes réfléchis et calculés. Après tout, si Anne n'avait pas été si gauche, elle ne serait jamais tombée de l’échafaud...
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Critique publiée le 29 mai 2014.
 
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