ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Saragossa Manuscript, The (1965)
Wojciech Has

L'humanité en mirages

Par Mathieu Li-Goyette
C’est en regardant Le manuscrit trouvé à Saragosse et en repensant à ce que Pier Paolo Pasolini avait pu tirer du Décaméron de Boccace qu’on ne pourra arriver qu’à une seule et unique conclusion : Wojciech Has a non seulement extrait du roman à tiroirs le plus complexe du Siècle des Lumières une adaptation tout à fait fidèle en esprit, il l’a aussi transformé en un véritable chef-d’oeuvre du cinéma. Détonnant dans une vague de films engagés, consacrés à résister au régime communiste ceinturant la Pologue, Le manuscrit trouvé à Saragosse est un labyrinthe surréaliste dont on ne sort pas indemne. Épuisé par la narration en poupées russes, épaté par la maîtrise avec laquelle Has défait et refait ses dispositifs narratifs, le spectateur n’a plus qu’à méditer sur les multiples morales qu’on lui a servies, comme si l’on avait réussi à condenser Les mille et une nuits en 180 minutes de métrage. L’exploit fait rapidement place à un unique sentiment de vertige, puis à une réflexion originale sur les possibilités du médium cinématographique et du montage pour qui sait – et ils sont rares – l’utiliser pleinement.

Pour commencer par le commencement (ou par la fin, c’est selon), un officier de la garde wallonne mène un assaut contre Saragosse. Sur fond de guerres napoléoniennes, Has met en place un conte dans un conte débutant par une rencontre incongrue entre le soldat et un adversaire qui le pointe de son sabre. À « Rendez-vous! », le Napoléonien rétorque « Je suis en train de lire » et c’est là, par cette réponse superbe où la plume fend l’épée, que le beau rêve de Has s'épanouit, stipulant au passage que sa meilleure défense vis-à-vis l’oppression communiste, c’est de créer – et de créer avec l’énergie la plus vivace qui soit.

Voilà donc que le livre s’ouvre pour nos deux soldats : à l’intérieur, l’histoire toute banale d’un de leur grand-père qui s’est égaré dans le désert de la Sierra Madre à la recherche d’un raccourci pour rejoindre Madrid. Tombé sur un abri où deux princesses maures le séduisent en l’enveloppant dans les rets de leur filet charnel, l’homme se soumet, en vient à oublier ses écuyers et passe une nuit qu’il regrettera... Car au matin, à la manière des réveils brumeux du paysan des Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi, le militaire relève la tête pour n’apercevoir qu’une étendue de crânes dans le désert. Il repart sur la route, tombe sur un vieux prêtre, puis sur un exorcisé un peu trop lucide, sur des membres de la cabale et, enfin, sur un noble qui a les allures d’un Dracula édenté. Chaque rencontre est l’occasion d’une nouvelle histoire, d’un énième « je vais te raconter comment j’en suis venu ici » qui dédouble le dispositif premier du film (rappelons-nous des deux premiers officiers attablés devant le grimoire) pour le multiplier à sa guise lors de la dernière heure. Là, pour le plaisir de l’exploit, Has en vient à emboîter cinq (!) récits les uns à la suite des autres, revenant ponctuellement au quatrième étage, puis au deuxième et au troisième de son édifice narratif. Le tout est accompli sans fondu ou transition éhontée, seulement par le biais d’une coupe bien placée qui donne l’impression de chuter dans les récits plutôt que s’y enfouir.

Mais pourquoi tout ça? Ce sont les convives du château de la deuxième partie du film qui y répondent : pour mieux comprendre que le fil d’une vie est constitué d’une toile narrative infinie, s’étendant par-delà les déserts et les siècles, au-delà de la vie jusque dans les pages qui voyagent et les films projetés. Le manuscrit trouvé à Saragosse est ainsi un brillant manifeste pour l’art comme ultime amarre en temps incertains; dans les contes ici narrés, ébats et meurtres s’entremêlent dans une suite de jalousies qui provoquent à leur tour des incidents, comme si l’ensemble du malheur humain n’était qu’une cumulation de quiproquos regrettables qui n’attendaient que d’être lus et déboîtés.

Heureusement, Has voit dans ce calembour fantastique une issue, mince, mais présente en l’existence des conteurs. Grands organisateurs du monde sensible, ils nous permettent de transformer les incidents du quotidien en morales bonnes à transmettre, à faire des absurdités de la guerre et des idéologies (ici représentées par les conflits interminables des guerres napoléoniennes ainsi que par l’inquisition espagnole) une construction narrative dont on pourrait tirer leçon. Dans le même ordre d’idées, Has opte pour une trame sonore expérimentale, plus près de la musique concrète que de la symphonie habituellement présente dans les films historiques. Plus l’on s’enfonce dans les étages narratifs, plus l'habillage sonore atteint une certaine forme d’épuration, reléguant aux instruments diégétiques la tâche d’assurer un accompagnement mélodique aux scènes les plus festives. Lorsqu’on ne discute plus, la mise en scène de Has fait confiance à de nombreux travellings latéraux, allant de gauche à droite et de droite à gauche et qui procurent l’impression souveraine d’un livre passionnément feuilleté.

De la même manière, les compositions sont constamment réfléchies comme des pages enjolivées en ce qu’elles cadrent l’action à l’aide d’éléments visuels aussi encombrants qu’éloquents. Crânes, personnages sournois, portes, arches, fenêtres, tous les éléments scéniques qui s’imposent entre l’objectif et l’action filmée appuient la logique de l’emboîtement. Cette dernière, non seulement efficace en ce qu’elle fait naître une certaine odeur morbide et inquiétante, rappelle évidemment la structure narrative systématiquement conceptualisée en amorces, en tremplins destinés à plonger toujours plus profondément dans l’histoire d’un personnage, puis toujours plus précisément au sein de ses convictions et ses raisons d’être les plus immuables.

Le manuscrit trouvé à Saragosse pave ainsi la voie à une multitude d’oeuvres majeures du cinéma, allant des films de Kiewslowski aux films choraux, exemplifiant comme il en a rarement été question des potentialités insoupçonnées d’un classicisme intelligent. Et c’est peu dire, car cette intelligence qui n’est pas éloignée de celle des téléphones mobiles d’aujourd’hui fait de l’intertextualité inhérente au voyage du manuscrit la racine de son ambition créatrice. Avant même qu’il nous ait été donné d’imaginer l’hyperlien et les qualités tentaculaires du savoir à l’ère Wikipédia, Has nous offre un film encyclopédique, un film qui surprend constamment tout en discourant, par la même occasion, sur le devoir archéologique de l’Homme à comprendre son prochain. D’une idée si singulière, le Polonais tire une appréhension plurielle du monde et de l’art qui le découpe et l’articule, une conception évolutive, généreuse et pacifiste; le manuscrit retrouvé n’est finalement qu’un seul parmi des milles et des millions, une reliure d’histoires individuellement tragiques et collectivement émouvantes dont l’idée maîtresse, si faste et humaine, épuise l’inépuisable.
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Critique publiée le 22 mai 2014.
 
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Panorama-cinéma - Volume 2. Numéro 2.

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