Le
Dune d’
Alejandro Jodorowsky n’est évidemment pas la première production cinématographique à ne jamais voir le jour. Une aura particulière enveloppe malgré tout ce projet qui, même si ses instigateurs n’avaient été en mesure de mettre en scène qu’une infime partie de ses idées et de ses ambitions, aurait assurément altérer l’Histoire du cinéma de science-fiction telle que nous la connaissons aujourd’hui. Qu’en aurait-il été, par exemple, si l’adaptation du roman mythique de Frank Herbert telle qu’imaginée par le réalisateur chilien avait atterri sur les écrans avant le
Star Wars de George Lucas? Un tel revers laisse évidemment des marques, surtout lorsque tout semblait être en place pour la tenue d’une véritable révolution cinématographique. Il ne manquait au final que le feu vert d’un studio qui aurait bien voulu donner sa chance en terre hollywoodienne au cinéaste derrière l’ésotérique
Holy Mountain. À défaut de permettre à Jodorowsky de réaliser sa vision presque quarante ans après s’être fait dire non, le documentaire de
Frank Pavich permet à tout le moins au spectateur de concevoir la grandeur de ce qui n’a pas été.
Suite au succès qu’aura connu
The Holy Mountain sur le territoire européen, le producteur français Michel Seydoux décide de donner carte blanche à Jodorowsky pour la mise en chantier de son prochain long métrage. Sans même avoir jeté un oeil sur les écrits d’Herbert, le cinéaste chilien décide de s’attaquer à
Dune. Ce dernier fait d’ailleurs vite part d’ambitions démesurées pour le projet, désirant transcender le médium cinématographique en le gratifiant d’un « nouveau prophète ». Rien de moins.
Jodorowsky’s Dune retrace dès lors le parcours improbable qui aura permis au cinéaste visionnaire d’assembler sa petite « armée spirituelle », à laquelle se seront progressivement greffés Orson Welles, Salvador Dali, Pink Floyd, Dan O’Bannon, Moebius et H.R. Giger, pour ne nommer que ceux-ci. Bref, une équipe de création de premier plan qui avait certainement de quoi faire rêver. Le film de Frank Pavich nous permet ainsi de pénétrer l’esprit du réalisateur pour explorer, et surtout comprendre, ce que ce dernier avait en tête pour cette grande épopée intergalactique. Le tout à travers une narration on ne peut plus enthousiaste, le dévoilement de différents dessins conceptuels et de story-boards s’animant pour libérer des centaines de plans de l’immobilisme auquel ils auront été contraints pendant quatre décennies.
Ce qui retient l’attention d’entrée de jeu, c’est cette passion enivrante, contagieuse, avec laquelle Jodorowsky nous parle du projet de sa vie comme s’il y travaillait toujours. L’une des grandes qualités du présent exercice, c’est d’ailleurs de réussir à faire momentanément oublier au spectateur qu’il traite d’une oeuvre dont l’imaginaire n’aura jamais été porté à l’écran dans sa forme envisagée. Dans cet ordre d’idées,
Jodorowsky’s Dune atteint son principal objectif en allant à contre-courant de la majorité des documents du genre cherchant davantage à dresser le portrait d’une industrie frileuse ayant oublié l’importance, voire la simple signification, du geste artistique au profit d’intérêts bêtement mercantiles. Une notion à laquelle Pavich aura judicieusement décidé de n’accorder que le strict minimum d’attention. Car, ironiquement, ce n’est pas tant du discours dont les têtes dirigeantes d’Hollywood auront eu peur plus que du messager, les précédentes frasques hallucinogènes de Jodorowsky ayant fini par le rattraper au pire moment, tandis que les bases du blockbuster tel que nous le connaissons aujourd’hui prenaient peu à peu forme derrière les murs des grands studios.
Au-delà de la défaite, Pavich s’intéresse surtout dans le dernier droit aux conséquences – négatives, mais aussi positives – du refus des producteurs et de la mort du projet dans son ensemble. Pour Jodorowsky, le plus dur à avaler serait de voir dix ans plus tard son grand rêve cinématographique tourner au cauchemar entre les mains du clan De Laurentiis. La renaissance du cinéaste à titre d’auteur de bandes dessinées lui aura à tout le moins permis de transposer sur papier nombre des concepts qu’il n’aura pas été en mesure de porter à l’écran. La résilience se retrouve dès lors au centre du film de Pavich, lui qui aura su paver la voie à un témoignage d’une force inouïe sur la nécessité de contourner les barrières que l’on ne peut faire tomber. Conservant ce même ton allumé et empreint d’humour avec lequel il aura relevé l’épisode à la fois le moins et le plus glorieux de la carrière de l’artiste chilien, le documentariste nous laisse au final face à un artiste qui, à 84 ans, semble toujours animé par la même énergie qu’auparavant, par cette belle et noble volonté de créer.
D’une certaine façon, Alejandro Jodorowsky aura réussi à implanter un nouveau prophète dans la culture hollywoodienne. Car il est plus qu’évident que l’imposante brique aux dimensions quasi bibliques contenant la genèse de son
Dune aura fait son chemin dans les coulisses des studios pour laisser peu à peu une trace tangible dans le cinéma populaire sans que son instigateur n’en soit jamais directement crédité. Certaines idées du
Dune de Jodorowsky auront ainsi pris racine dans le cinéma des Spielberg, Lucas, Scott et Zemeckis au cours des décennies suivantes. Le film de Pavich fait ainsi la part des choses en nous faisant prendre conscience que tous ces concepts ayant marqué individuellement nombre de spectacle à grand déploiement auront d’abord cohabité à l’intérieur d’un seul et même film. Plus concrètement, l’aventure de
Dune aura permis la rencontre entre O’Bannon et Giger – dont résulterait
Alien en 1979 – tout comme elle aura inspiré Jodorowsky et Seydoux à retravailler ensemble sur un projet qui deviendrait
La danse de la réalité. Engageant et enrageant, vivifiant et désolant, Jodorowsky’s Dune puise l’essence de son discours de chacun de ces extrêmes. Le cinéaste chilien aura ainsi changé la face d’Hollywood d’une manière qu’il n’avait pas envisagée, mais qui concordait assurément avec la démesure de ses ambitions.