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Mr. Arkadin (1955)
Orson Welles

Le secret qui tue

Par Maxime Monast
Malgré le triomphe cinématographique que fût Citizen Kane, Orson Welles n’aura jamais eu la chance d’avoir le contrôle complet sur une autre de ses productions. Même en s’exilant en Europe – où son succès fut beaucoup plus tangible – et sans le support d’un studio hollywoodien, Welles n’aura jamais plus les outils et le déploiement technique dont il a bénéficié avec son tout premier film. Le terme « carte blanche », associé à son nom, sera systématiquement synonyme d’excès et de perte de contrôle. Même avec les auteurs qui furent ses contemporains, que l'on pense à Ford ou encore Lang avec ces studios et leurs producteurs qui avaient toujours leur mot à dire concernant leur investissement, la muselière dont a hérité Welles demeure incomparable à ce jour.

Cette mise en contexte apparaît comme l'une des seules manières d’aborder le cas d’Orson Welles, mais aussi le fond pratique de la mise en oeuvre technique dont ont toujours fait preuve ses films. Que ce soit le charcutage de The Magnificent Ambersons ou bien les faveurs de financement de The Lady from Shanghai, ce réalisateur maudit a toujours eu de la difficulté à aller au bout de ses visions et à convaincre les autres de lui laisser une deuxième chance; et n'oublions pas que Welles manqua de près son rôle dans le chef-d’œuvre The Third Man de Carol Reed, puisque les producteurs s’exclamaient qu’il était du poison pour le box-office. Tous ces exemples, peut-être seulement anecdotiques, deviennent encore plus symptomatiques du tournage de son deuxième film européen, Mr. Arkadin.

Engagé par le très riche Gregory Arkadin (Orson Welles), le petit truand Guy Van Stratten (Robert Arden) se doit d’explorer le passé de son employeur. Celui-ci se dit incapable de se souvenir de sa vie d'avant 1927. Cette intrigue lance alors Van Straten dans une course autour du monde pour trouver les différentes personnes qui pourraient remplir les blancs. Sorte de Citizen Kane à l'heure de la Guerre froide, ici, ce sont les meurtres, les secrets et les romances qui sont au cœur de cette chasse identitaire qui tourne sans cesse autour de la même question fascinante : qui est vraiment Gregory Arkadin?

En observant l'oeuvre, on peut facilement voir l’influence du passé de Welles, tant dans son histoire personnelle que dans sa grammaire cinématographique. Comme le personnage qu’il incarne, notre réalisateur est poursuivi par son passé. Que ça soit son célèbre War of the Worlds ou bien sa guerre contre William Randolf Hearst, Welles aura toujours été reconnu pour ses actions spectaculaires et grandement vaniteuses. De plus, toujours aussi raffiné (et clairement encore plus marqué par le travail de Robert Krasker sur le film de Reed), Welles nous démontre qu’il adore sculpter les ombres et travailler avec ces constrastes visuels. Ce trait est parfait pour le sujet et l’impact de Mr. Arkadin. En suivant les recherches de Van Stratten, nous sommes souvent dans des endroits sinistres avec des gens peu recommandables. La technique marque aussi le monde plus somptueux et bourgeois d’Arkadin qui se cache dernière des masques de farfadets tout comme dans les coins sombres de son manoir. En effet, le monde de Welles dans Arkadin, contrairement à l'exposé de témoignages multiples qu’est Citizen Kane, a raremen été aussi ambigu, a rarement autant reposé sur les plus infimes détails de l'éclairage et de l'oblique des plans. Ultimement, on en revient à chercher le bon et le mal, à déchiffrer la morale dans une mise en scène volontairement cryptique. 

Comme nous l’avons déjà exploré plus haut, Welles a souvent été l’objet d'un sabotage de sa vision d’auteur. L’exemple le plus flagrant est bel et bien Mr. Arkadin ou bien, souvent sous son autre nom, Confidential Report. Entre celle de l’historien Jonathan Rosenbaum et Peter Bogdonavich, nous avons six versions (sans compter l’émission de radio, le premier scénario ou bien le livre) du même film. C’est avec cette perspective sur l'oeuvre que l'on peut facilement envisager les nombreuses difficultés rencontrées par Welles au montage ainsi que ses inlassables combats contre des producteurs qui n'avaient probablement que faire du montage wellesien, cette « troisième » écriture si intime chez lui, nécessaire et cruciale pour qu’un film aboutisse à son plein potentiel.

C’est donc avec cette mentalité du mystère et du polar complexifié au possible que Welles nous propose une mise en scène qui détonne dans une filmographie si souvent posée, installée plutôt naturellement dans la tragédie élisabéthaine. Mais ici, la caméra, majoritairement à l’épaule, est aussi curieuse que son personnage principal. Son regard virevolte dans l’espace et cherche sans cesse à se stabiliser. L’exemple le plus flagrant de cette mise en scène de l'hypnose se déroule à la mer, dans la cabine du bateau d’Arkadin. Les meubles et les acteurs se déplacent avec cette caméra imitant la marée. À cette frivolité de l'image répond une allégresse du montage, toujours rapide, où Welles entrecoupe ses personnages dans leurs élans théâtraux qui culminent dans une grande tragédie sur les débuts de la guerre froide. Les coupes ont cet effet de rebondissement entre le dialogue et le tout devient un interrogatoire renversant.

En somme, ce qui reste est un squelette du génie de Welles, les fondations d’un film important qui a été mal coupé, grugé et mal digéré. On y retrouve les éléments essentiels d’un film signé par cet enfant prodige; la touche unique de Welles est ressentie à chacun des plans, et ce, même si le récit et son dénouement peuvent paraître curieusement simplistes. Mr. Arkadin demeure une dalle essentielle dans la filmographie de ce grand réalisateur, une oeuvre qui démontre que même avec les moyens les plus difficiles et les attentes les plus basses, Welles parvient à modeler les préoccupations de son récit aux impératifs budgétaires les plus sévères, se sauvant avec un film étonnant, le vestige d'un chef-d'oeuvre imaginaire.
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Critique publiée le 23 mai 2013.