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Faire surgir le récit : entretien avec Thomas Corriveau (1)

Par Olivier Thibodeau

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Vaste et complexe, le cinéma québécois vaut la peine d'être vu, exploré, décortiqué, commémoré et même pourfendu ou admiré, mais aussi rêvé, évoqué, sublimé ou carrément vécu. Portée autant par l'inspiration du moment, l'actualité générale, les souvenirs cinéphiliques ou professionnels, sa propre histoire ou celle de la société qui lui donne son souffle, et aussi les thèmes des numéros de la revue, cette section se veut à la fois une fenêtre sur le cinéma d'ici et une porte ouverte à ceux et celles qui le font. Son objectif ? Partager des expériences de notre cinéma, de ses artistes et artisan·e·s, et les ouvrir sur le monde. Mettre le cinéma d'ici en relation avec d'autres voix et d'autres regards — du dedans et du dehors, acérés ou tendres, intimistes ou universels, anecdotiques, historiques ou panoramiques, nationaux ou étrangers, mais toujours personnels.

 Claire Valade, Éditrice Cinéma québécois

 

Thomas Corriveau n’est pas qu’un technicien, pas plus qu’il n’est un moine, et ce malgré le caractère extrêmement technique et minutieux de son travail. Tant dans sa production picturale que dans ses films d’animation, Corriveau est un conteur, un impressionniste, un créateur qui se dédouble dans les mille chorégraphes et artistes qu’on retrouve dans son œuvre. Je me suis intéressé ici plus particulièrement à sa filmographie animée, dont je retrace l’évolution de ses débuts jusqu’à aujourd’hui.

 

Olivier Thibodeau : Commençons par tes études.

Thomas Corriveau : J’ai commencé à étudier à l’Université Laval comme étudiant libre. J’aimais plus ou moins le programme. J’ai ensuite été étudiant régulier, puis j’ai déménagé à Montréal, où je suis allé à Concordia en Studio Arts, en peinture principalement, mais j’ai aussi fait du dessin et de la gravure, ce qui a été très important dans mon cheminement. Puis, la dernière année, une copine m’a dit : « Tu devrais prendre le cours de cinéma d’animation, tu vas adorer ça. » J’étais plutôt sceptique, mais je l’ai pris quand même et j’ai vraiment eu la piqûre.

OT : C’est dans le cadre de ce cours-là que tu as réalisé ton premier film, Madame de Créhaux (1981) ?

TC : Oui. Je n’avais aucune idée… Je connaissais un peu l’animation. Comme tout le monde. J’avais beaucoup de réserves sur les mégaproductions américaines style Walt Disney, mais je me suis dit : « Bon, je vais essayer. » Finalement, en embarquant là-dedans, c’était vraiment intéressant, l’image mise en mouvement. Ce qui m’intéressait le plus particulièrement, c’était l’importance qu’on accordait au récit et aux personnages. Pour les étudiants en arts dans les années 1970-1980, c’était la peinture abstraite qui primait. Ce n’était pas très lié à la représentation, mais moi, c’est ça que j’aimais, la représentation. J’étais très frustré par mes études à cause de ça. Et puis j’ai découvert l’animation. Il n’y avait pas ce genre de questionnements-là en animation.

OT : Parce que c’est plus près du réel que de l’abstrait ?

TC : Ça laisse plus de place au récit. C’est du cinéma qui a de la temporalité, qui raconte quelque chose. C’est permis de raconter quelque chose. Quand j’ai étudié en arts, ce qui était poussé de l’avant, c’était vraiment l’abstraction, la non-représentation. On rejetait beaucoup la théâtralité, toutes sortes de questionnements comme ça. Et moi, je voulais faire un art figuratif, qui n’avait pas tout à fait sa place à l’université.

OT : Il y a quand même une certaine abstraction des figures dans ton cinéma.

TC : Oui, tout à fait.

OT : Quand on pense à Pour un oui ou pour un non (2013), par exemple, il y a des figures qui deviennent de plus en plus abstraites à mesure que le récit avance.

TC : Ça reste quand même très lié à la représentation de la figure, puis à la présence corporelle des acteurs. C’est sûr qu’il y a un travail de multiplication de l’image, qui provoque une dissolution de la figure, mais elle reste là, comme un mouvement qu’on ressent même s’il n’est pas explicitement présent. C’était aussi très lié à la production théâtrale de Pour un oui ou pour un non. Quand je projetais des images animées qui prenaient énormément d’espace, toute l’attention du spectateur était absorbée par ça ; il fallait donc y aller avec un certain dosage. Il y avait d’abord des interventions assez subtiles, puis elles prenaient plus de place tout à coup ; tout le monde les regardait, puis elles disparaissaient et l’acteur reprenait sa place. Alors, il y avait vraiment un travail assez intense pour calmer l’image, en la gardant toujours présente.


:: Pour un oui ou pour un non (mise en scène : Christiane Pasquier, 2013), Théâtre Prospero

OT : Donc ça faisait un genre de chorégraphie avec les acteurs ?

TC : Oui, c’est ça, tout à fait. Les acteurs savaient que c’était derrière. Ils pouvaient ralentir le débit, ralentir le texte… Au début, j’ai proposé toutes sortes d’images, puis la metteure en scène s’inquiétait toujours du fait que l’acteur était présent et que ça allait créer des tensions ; il y avait comme une retenue… Elle aimait ça, mais en même temps elle hésitait, alors j’ai proposé qu’il y ait de l’animation tout le temps, mais à très faible dose. Quelque chose bougeait toujours en arrière-plan, puis il y avait tout à coup comme un corps qui prenait place et qui absorbait tout. L’acteur n’était plus là, puis il reprenait sa place. C’était un dialogue vraiment intéressant. J’ai appris beaucoup avec ce projet-là.

« Pour un oui ou pour un non », c’est une toute petite phrase, c’est un petit rien qui est la source d’un conflit. Le tout petit rien est dit, puis il est analysé, répété, et ça devient une sorte de cercle concentrique avec de plus en plus d’amplitude, de tension. À un moment donné, c’est invivable comme situation. On voulait que ça devienne palpable aussi sur l’écran arrière, que la violence entre les deux devienne presque explicite par moments.

OT : C’est un peu comme dans ton film La bêtise (2016), en fait, où la fin devient une espèce d’hécatombe.

TC : Oui, c’est ça. En fait, l’entente avec le groupe théâtral me permettait de faire un film après. J’ai complètement réécrit un scénario qui avait un rapport distant avec la pièce initiale. C’est deux projets vraiment distincts, mais avec la même matière visuelle qui a été retravaillée. J’avais travaillé une bonne année sur les animations de la pièce. Je les ai recyclées dans une histoire qui était basée sur des dessins de Goya, la source d’images dont je me suis servi pour la pièce.

OT : Donc, ça a été longuement mûri.

TC : Oui. C’était un projet à long terme.

OT : Revenons à Madame de Créhaux. J’avais l’impression que, pour toi, ce projet-là était une façon de libérer le mouvement. Si on regarde tes croquis, on voit que tes figures sont déjà très dynamiques, puis on arrive dans Madame de Créhaux, qui est un récit de mouvement pur. Tout le récit se fait à travers un seul mouvement. Quel était le but de ta démarche avec ce film-là ?

TC : C’est très, très intuitif, quand j’y repense. Ça fait quand même 40 ans que j’ai fait ça… J’avais un projet ambitieux pour lequel j’avais prélevé des images de peintures d’étudiants, que j’avais mises ensemble. J’avais fait un tableau avec une femme couchée. Il y avait toutes sortes de choses qui venaient d’images que j’avais plus ou moins faites, puis que j’ai adaptées et mises en mouvement. Je travaillais beaucoup la représentation de la figure humaine. J’ai fait beaucoup de dessins d’observations, de compositions en dessin, en peinture, avec des figures dans des décors, puis je me suis beaucoup intéressé à la perspective. Je me suis dit : avec l’animation, je vais faire quelque chose où je vais littéralement me servir de ce que je connais de la perspective et je vais fabriquer un espace que je vais représenter. Dans le fond, j’ai travaillé à la façon d’un logiciel 3D, mais avant qu’ils existent. J’ai donc créé un système où j’avais des plans d’architecte, un déplacement que j’imaginais, ayant quand même une bonne visualisation de ce que peut devenir la perspective. On longe le bâtiment, on entre dedans, on tourne…

OT : C’est très dynamique.

TC : C’est ça. Ça marche pour que les choses viennent à la caméra. J’avais donc mon plan, je connaissais les hauteurs des choses dans mon plan. Je m’étais fabriqué un rapporteur d’angles énorme et j’avançais dans mes dessins comme ça, en ciblant, en sachant où la figure allait passer, etc. J’avais aussi des repères, donc je les reportais sur mon dessin. Ça a été un travail ahurissant. J’avais un tableau à la main, les calculs déjà faits pour savoir où positionner un point, puis je réunissais les points, je faisais l’animation. C’est du repérage, que le logiciel 3D fait par calculs et que, moi aussi, j’ai fait par calculs, mais à la main. Ça a pris une année.


:: Madame de Créhaux (1981), pastel sur papier animé

OT : C’est ça. Parce que ton cinéma est très technique en fait.

TC : Il y a un défi technique, oui.

OT : Tu es en train de restaurer le film en ce moment. Comment te sens-tu de le revoir, 40 ans plus tard ?

TC : C’est sûr que c’est un film étudiant. J’avais très peu d’expérience et, dans le temps, on n’avait pas autant de soutien technique, alors le film a des erreurs grossières que j’ai enlevées. Par exemple, au début, il y a un long dessin dans lequel on fait un travelling ; j’ai assoupli légèrement celui-ci. Puis, quand on arrive à la maison, j’ai fait un fondu un peu plus fluide, parce que je trouvais que c’était trop carré, trop dur. Personne ne m’avait dit que je devais faire ça en cinéma. J’ai aussi corrigé la fin. C’est absurde : la finale, le générique… Ça n’arrête pas et c’est très mal fait, alors j’ai corrigé quelques trucs pour enrober le tout. L’animation est la même. À l’origine, j’ai réduit la cadence des images. Je voyais que je n’étais pas capable de produire tous les dessins du film en un an. Ça m’aurait pris une autre année ou plus pour faire le double ; alors, au lieu d’avoir douze images par seconde, comme j’avais promis à mon professeur, j’en ai utilisé seulement six et j’ai fait un chevauchement, qui est visible dans le film. Je l’ai corrigé dans la nouvelle version. On entre simplement dans le dessin. Ça change pas mal la dynamique du film, mais ça permet de « voir » beaucoup plus le film. Ça a été une décision récente, éthiquement difficile, mais que je pense être la bonne. Je vais d’abord présenter le film restauré à une rétrospective en Italie, puis à Gentilly, dans un petit endroit. Je ne compte pas le présenter comme un nouveau film, mais en lien avec le reste. Éventuellement, je vais le mettre en ligne.

OT : Retournons à l’étude du mouvement, qui me semble centrale dans ton œuvre, peinte ou animée. Je pense à une de tes toiles, Carey (1983) : c’est très dynamique, les gens sur le trottoir sont le sujet central. On retrouve aussi le trottoir dans ton film Filature (2001). Je me demande quelle importance revêt l’étude du mouvement pour toi, et comment ça touche à la nature même du cinéma d’animation.

TC : L’exemple de Carey est intéressant. C’est une œuvre très peu connue que j’ai peu exposée. C’est une scène dans une ville, avec beaucoup de personnages et d’éléments de décors. Il y a une perspective. C’est du collage (donc il y a une certaine simplification de l’image), mais tout est fait pour que tous les éléments figuratifs construisent un réseau de lignes très tendu où tout s’accroche. Toutes les choses s’accrochent les unes aux autres visuellement. J’ai construit un tableau basé sur l’idée d’un regard photographique instantané, où ni le moment d’avant ni le moment d’après n’est optimal, mais où, à ce moment précis, tout se tient.


:: Carey, 1983, collage : acrylique sur papier collé sur toile

OT : Croqué sur le vif.

TC : Oui. Puis, là, tout va exploser. C’était ce que j’avais en tête : comme si on compressait la temporalité de tous ces gens-là dans un seul instant. C’est un peu absurde, bien sûr, parce que c’est du collage et que ça m’a pris des mois à faire. Je trouvais que c’était intéressant, l’arrêt du temps, puis le temps à mettre pour créer cet arrêt du temps. C’est quelque chose qui m’a plu beaucoup en animation : c’est d’avoir un flux temporel, que ça passe vite, mais que chaque image ait besoin qu’on y mette du temps. J’aime beaucoup cette qualité de mouvement là. Quand je vois de l’animation, j’espère toujours qu’il y aura une bonne qualité de mouvement, parce que l’animation, ça peut être juste une vue qu’on bouge comme ça, qu’on déplace comme ça, horizontalement ou verticalement. C’est absurde ! Pour moi, ce n’est pas de l’animation, c’est comme une image fixe qui tremble. C’est plus fatigant qu’autre chose, à mon point de vue. Le défi en animation, c’est d’avoir un mouvement, pas nécessairement réel, mais qu’on ressent fortement.

OT : Ton travail est beaucoup dans le ressenti. C’est une expérience. J’ai aussi remarqué que ce qui rapproche ton travail en peinture de ton travail en animation c’est l’organisation séquentielle. Quand je pense à des toiles comme Livreur de journaux (1987), qui est un champ-contrechamp, ça me fait penser à un moment animé. Est-ce que tu pourrais considérer ces œuvres-là un peu comme du cinéma d’animation ?

TC : Plus ou moins, mais il y a une parenté certaine dans la façon de penser l’image. Tu sais, les deux toiles de Livreur de journaux sont face à face. Entre les deux, il y a une paire de souliers ; donc, quand on est dans le tableau, ça a quelque chose d’immersif. Les tableaux se font face et le spectateur est entre les deux, mais il pourrait s’imaginer qu’il y a un géant au-dessus de lui, dont on voit juste les pieds, qui traverse l’espace. En fait, je voyais ça comme un passage de l’adolescence à l’âge adulte. Le sujet traverse la rue, puis il y a une histoire qui se raconte, un genre de transition.


:: Livreur de journaux, 1987, huile sur toile, 2 éléments face à face

OT : Ton style est un peu éclectique — on y retrouve plusieurs influences, plusieurs formes mélangées. À quel point l’effervescence artistique des années 1980 au Québec a-t-elle pu t’influencer ? As-tu participé aux Cent jours d’art contemporain ?

TC : Non, mais j’ai participé à plusieurs expositions au Musée d’art contemporain, dont Les temps chauds, où mon film Kidnappé (1988) a été présenté. C’était une immense exposition ; j’avais mon film, et une installation autour de ça. On avait fabriqué une espèce de cube avec une antichambre où il y avait des œuvres, puis une petite salle de projection avec un projecteur 16 mm et un projectionniste qui partait la machine.

OT : En direct ?

TC : Toutes les demi-heures.

OT : Donc, ce n’était pas un truc en boucle comme on voit aujourd’hui ?

TC  : Non. C’était vraiment un film. Il fallait que tu arrives à la demi-heure, puis que tu t’assoies et que tu regardes le film.

OT  : OK. Ça, ça fait changement de tes œuvres plus récentes, qui sont des boucles.

TC  : Oui. Contrairement à la plupart de mes autres films, Kidnappé avait plus une ligne directrice, une histoire.

OT : On va revenir là-dessus tantôt, mais je me demande si tu as eu des influences du milieu aussi.

TC : C’est sûr que j’ai étudié en arts visuels. J’ai décidé de faire de la peinture. J’ai une pratique artistique qui était très centrée sur la peinture, mais qui allait vers les arts de l’impression, le dessin, la photo, la sculpture ; j’ai essayé toutes sortes de choses. J’ai toujours parlé d’images, avec des constances, puis de la perception du spectateur de cette image-là, du spectateur qui participe à construire l’image. Ensuite, il y a l’animation ; j’en ai fait au début, puis je n’en ai pas fait pendant un bon bout de temps. Ou de façon très épisodique. Mais c’était toujours dans le champ des arts visuels. Donc, les expositions, les artistes contemporains, il y a toutes sortes de choses qui m’ont beaucoup marqué. Par exemple, dans les années 1980, la Nouvelle Figuration est arrivée. Tout à coup, j’avais l’impression de me reconnaître dans quelque chose qui n’existait pas avant. On avait le droit de faire des œuvres figuratives ! J’ai aussi été marqué très longtemps par l’Américain Chuck Close, qui part d’un travail photographique, qui fait des têtes et qui reconstruit l’image des têtes par des procédés d’images extrêmement variés. C’est une recherche expérimentale assez ouverte, toujours comme si l’image est en train de se construire sous nos yeux. Il fait des choses vraiment fabuleuses dans toutes sortes de domaines de l’image. Il a utilisé la photo, mais aussi la peinture, le dessin, toutes sortes de formes de gravure, même des anamorphoses, choses qui m’ont beaucoup intéressé. Goya m’a aussi toujours impressionné. Et tout ce qui tourne autour des impressionnistes, les purs et durs, la vraie recherche expérimentale. C’est incroyable toute la densité de ce qui s’est fait dans le cadre de ce courant. C’est quelque chose qui m’a beaucoup nourri. Plus tard, je me suis attaché à l’art contemporain. Je me souviens avoir vu les vidéos de Bill Viola ou même, plus près de chez nous, Michael Snow. Je trouvais que c’était extraordinaire. Il y a d’ailleurs des références très spécifiques à Michael Snow dans Kidnappé. C’est presque invisible, mais c’est vraiment présent.

OT : Je ne les ai pas vues, non… Mais c’est un texte assez dense, Kidnappé. Il y a beaucoup de choses qui se passent là-dedans. On reste un peu abasourdi.

TC : J’ai réalisé Kidnappé pendant ma maîtrise, alors c’est vraiment nourri par des préoccupations d’art contemporain. Ça reste une histoire de série B, c’est un récit qui est irrésolu, un peu éclaté, mais nourri de toutes sortes d’images.

OT : Pour moi, il y a quelque chose de très contemporain dans ce film, de l’ordre du postmoderne. Mais j’aimerais qu’on revienne sur quelque chose que tu as dit à propos de la perception du spectateur. Je me disais que, dans les années 1980, c’était un peu l’époque où les images animées entraient dans le musée. On pense au « video art » et je me demandais si le musée était peut-être l’espace optimal pour exposer tes œuvres. Après tout, ton travail requiert une participation active du spectateur — Elisabeth Recurt disait : « Le recul, l’avancement, le déplacement sont toujours nécessaires pour prendre contact avec une œuvre de Thomas Corriveau [1]. » Et je me demandais ce que tu pensais de la différence entre cette espèce de spectature un peu exploratoire ou participative qu’il y a dans un musée versus la spectature un peu plus passive qu’on aurait au cinéma.

TC : C’est sûr que, quand je mets des images animées dans un musée, je peux me donner toutes sortes de liberté. J’ai moins d’attentes, si on veut, au niveau d’un récit. Ça va être plus explicitement éclaté, sans fondement narratif aussi clair. Puis, quand le spectateur arrive, il arrive au milieu de quelque chose. Il regarde, absorbe quelque chose, ça repasse, il peut le revoir ou non. Il peut revenir plus tard ou pas. C’est quelque chose qui est au mur comme un tableau, mais qui s’agite comme un film, et ça ouvre la porte à une sorte de réception d’un autre type complètement. Le spectateur déambule. C’est sûr qu’il n’est pas pris dans son siège. Mais je suis quand même très fasciné par le défi de démarrer une histoire, de l’amener jusqu’au bout, et d’avoir un spectateur qui est assis et qui va réagir, découvrir quelque chose. J’essaie d’en donner pour que, en partant du point A pour arriver au point Z, on ait ressenti quelque chose, qu’une histoire ait été contée. Mais si on a été attentif, on découvrira toutes sortes de choses qui sont d’un autre ordre dans l’image, qui ne font pas partie des attentes, du film d’animation. Je trouve qu’il y a un défi intéressant là-dedans. Et puis, tu sais, je trouve qu’un film mérite d’être vu plus d’une fois, alors si quelqu’un a la patience de le revoir, j’espère qu’il y a vraiment de la matière pour qu’il puisse voir des choses qu’il n’a jamais vues avant. J’ai fait mon film Kidnappé il y a 35 ans. Moi-même, je le regarde en me disant : « Ah ! C’est là, ça ! ». Je le connais par cœur, mon film, mais je suis quand même étonné de voir qu’il a peut-être des choses qu’on ne peut pas percevoir du premier abord…

OT : Il y a beaucoup de niveaux en fait, beaucoup de techniques. On est dans la tête de différents personnages, donc c’est un texte qui est assez dense. Kidnappé, pour moi, c’est l’un de tes plus beaux films. Ça représente aussi très bien l’éclectisme et l’espèce de densité thématique qu’on retrouve dans ton cinéma. Le film se présente un peu comme une plongée dans l’esprit d’un homme… schizophrène ?

TC  : Oui, on pourrait dire ça.

OT  : C’est un collage de différentes techniques. Comment est-ce que tu envisages ça ? Marco de Blois parlait d’un « discours sur la fugacité de la vérité » [2]. Pour toi, c’était est-ce que c’est comme un discours métaphysique sur la nature du réel ou, plus simplement, une façon de matérialiser l’esprit bordélique du personnage ?

TC  : En fait, c’est vraiment un film qui est basé sur l’idée de faire un collage, mais un collage de toutes sortes d’images variées. Mon objectif était d’essayer des choses, voir si ça colle ensemble. J’ai conçu, développé l’histoire au fur et à mesure, comme quelque chose qui était aussi un collage. J’avais un personnage victime d’un kidnapping, mais dans le fond, c’est lui qui était coupable d’avoir organisé le kidnapping. Je voulais qu’entre les deux récits on avance, mais que ça ne marche pas. Je voulais qu’il n’y ait pas de résolution à cette affaire-là. Que le gars s’enfuie, qu’il dise : « Je n’en peux plus, je m’en vais. »

    Kidnappé (1988) 

« Tout ce temps-là, le personnage est victime, il se représente dans un récit. Il construit un récit. C’est un artiste, dans le fond, qui a la capacité de projeter des images, de transformer celles-ci, puis de leur donner une certaine composition ou un effet de représentation particulier. La texture des images change sans arrêt. C’est l’artiste qui s’exprime dans toutes ces directions-là. Il y a aussi une enquêteuse qui a la capacité de voir certaines choses. On ne sait pas ce qu’elle voit, mais elle voit le décor qu’il projette. Dans le récit, je n’ai pas besoin de l’expliquer. Je montre simplement le décor à la fenêtre, puis l’enquêteuse dit : " Qu’est-ce qui se passe, là ? " On comprend qu’elle comprend quelque chose, mais on n’arrive pas à comprendre nous-mêmes. Elle est capable d’entrer dans l’esprit tordu d’un artiste, si on veut. En même temps, c’est une histoire policière, alors il y a quelques raccourcis. Ça m’a pris quatre ans à faire, j’ai mis toutes sortes de couches et j’ai réfléchi beaucoup, mais en même temps, j’ai empilé des idées jusqu’à ce qu’il y ait quelque chose qui fonctionne. Le film était construit comme ça : toutes sortes de morceaux empilés organiquement. Un ami m’a aidé à mettre des dialogues là-dessus, puis c’est parti. Ça a figé l’état de l’histoire, si on veut. »

 

OT  : Kidnappé a eu plusieurs vies, en fait.

TC  : Quand j’ai réalisé ce film, ça a été assez épuisant. J’avais un deadline. Le musée l’exposait dans le cadre de l’exposition Les temps chauds, en 1988. Il y a eu une mise en espace du film, puis je l’ai sorti. J’ai essayé de l’envoyer dans des festivals à l’époque, mais je n’avais que deux copies. C’était absurde. Il n’a pas du tout été vu dans les festivals. Il a été très peu distribué, par rapport — si je peux le dire modestement — à sa qualité. Si je le sortais maintenant, comme étudiant, ça irait à plein de places.

Alors je me suis dit : « J’ai une carrière d’artiste, je ne peux pas mettre des années sur un film ». Alors, j’ai mis ça de côté. Pendant dix ans. J’ai pris tous les dessins du film, je les ai mis dans des boîtes, j’ai décoré les boîtes pour reconnaître ce qu’il y avait dedans, et j’ai tout mis ça dans le fond de mon armoire. Caché. Je ne voulais plus le voir. C’était une overdose totale. Ça a été vraiment dix ans. Un jour, vers 1998, je faisais du ménage dans l’atelier et j’ai vu ces boîtes-là dans le fond. Je les ai ouvertes et c’étaient de vraies boîtes aux trésors ! Tout me revenait ! Je me disais : « C’est incroyable tout ça ! » C’est quand même assez étonnant ce que j’avais fait là. C’était toute une matière que je n’avais presque pas montrée. Alors j’ai appelé le Musée d’art contemporain en leur disant : « J’ai quelque chose dans mes armoires qui pourrait vous intéresser. » Ils ont dit oui tout de suite.

OT  : Donc c’est toi qui as initié tout ça !

TC  : C’est moi qui ai initié le don. Je me suis dit que ça serait plaisant que ça aille quelque part. J’avais beaucoup été soutenu par le musée. Ils avaient aimé ce projet, alors je leur ai dit : « J’aimerais que tous les dessins soient conservés dans un ensemble. Je vous les donne. On pourrait en faire quelque chose. » L’idée a germé assez vite. Ça a été un gros travail d’archivage. Pendant toute une année, il a été question de l’intégrer dans une grosse expo collective qui circulait. C’était une super belle expo avec la collection du musée. Ça s’appelait…

OT  : Autour de la mémoire et de l’archive.

TC  : Oui, voilà. Ça a été un super projet. J’ai été en résidence au musée pendant quelques semaines, pour créer une installation, et ça a été vraiment formidable. Ça m’a rebranché sur l’animation. J’ai fait Filature, un projet d’installation avec une boucle animée, puis dix ans plus tard, j’ai recommencé à faire de l’animation. Kidnappé était un film intéressant, mais je trouvais que je n’avais pas les moyens ni la capacité de distribuer ça, et je considérais que c’était plus naturel pour moi d’exposer dans les galeries, les musées, les centres d’artiste. D’autres œuvres que de l’animation. J’ai toujours eu un petit regret de n’avoir pas fait plus d’animation, parce que je trouvais que j’avais du potentiel. Ça a été un choix délibéré de partir un groupe de recherche autour de l’image, le Grupmuv, avec Michel Boulanger et Gisèle Trudel à l’UQAM. Je me suis dit que je ferais de l’animation dans ce groupe-là. On a démarré une machine plutôt extraordinaire, très stimulante, qui m’a permis de faire mon premier film de danse avec ma sœur, Jusqu’au silence (2008). Ensuite, c’est devenu un film d’animation et un film hybride. Et j’étais reparti. À partir de là, j’ai beaucoup moins exposé, moins fait de tableaux ; j’ai vraiment fait de l’animation.

OT  : Dans Kidnappé, on note la présence d’une femme, la copine du protagoniste, qu’on ne voit seulement que comme une sorte d’amalgame d’images publicitaires. Ça m’a fait penser à ta série de tableaux Prénoms (1985-1986).

TC  : Oui, ça vient directement de ça. En fait, la série Prénoms vient de Claire Langevin.

OT  : Mais qui est cette fameuse Claire Langevin ?


:: Claire Langevin dans Kidnappé (1984), film d’animation

TC  : C’est un nom inventé, pour le film : « Claire », pour la lumière, puis « Langevin » parce que c’est un ange. C’est un nom qui évoque quelque chose sans que ça ait l’air d’un nom. Ça évoque quelque chose qui est de la nature du personnage. C’est un fantasme du personnage principal.

OT  : C’est ça ! À l’époque, René Payant disait de la série Prénoms que c’était un « travail de recomposition du matériau mass-médiatique où les femmes disparaissent dans le modèle qui les définit (et les exploite) » [3]. Je me demandais si, toi, tu envisageais ça comme une critique de la représentation médiatique des femmes.

TC  : Oui, oui ! C’est vraiment ce que je voulais. Dans la série Prénoms, c’est plus explicite. Ce sont des collages de corps féminins, de la mode, et les corps féminins sont présentés de façon un peu plate sur l’image. C’est très décoratif. Il n’y a pas vraiment d’expression. C’est une figure un peu neutre, un corps magnifique qui porte des vêtements. Tout est tourné vers une sorte de séduction. Je le lisais comme une séduction dans un contexte très patriarcal. J’ai cherché à prendre ces visages-là, exacerber leur présence, en mettre des quantités. Mes collages ressemblaient à des collages de sous-sol des années 1970, où il y a plein de photos, puis, par un détour, une autre image surgit, qui n’était pas lisible au départ, mais qui construit les autres images. Il y a des prénoms, des têtes qui apparaissent en anamorphoses, et qui ont tous la même expression proche de ce qu’on voit dans les magazines de mode, mais plus active, avec des yeux qui regardaient de côté. C’était ça, l’image que je présentais : une vue d’en bas, un personnage un peu monumentalisé et un ensemble de têtes auxquelles je donnais aussi un prénom. J’assignais comme un thème particulier, qu’on sente quelque chose qui s’exprimait pour chacun de ces personnages-là. Dans le film, qui est venu avant en fait, l’image du personnage féminin était l’idée d’un fantasme, un personnage complètement rêvé, mais qui parle, qui nous amène vers un côté très émotif, un sentiment amoureux intense. C’est cette émotion-là que je voulais faire ressortir par les images de magazines plutôt froides.


:: Patricia (série Prénoms), 1985, collage (imprimés) et acrylique sur papier, toile et contreplaqué

OT Transcender peut-être le statisme ou la froideur ?

TC  : Oui, c’est ça. Cette froideur-là, je voulais qu’elle nous apporte quelque chose qui fasse vraiment vivre le personnage, qui la rende totalement réelle. Toute l’histoire de Kidnappé, c’est une enquête pour connaître la vérité, mais dans le fond, la vérité, c’est une histoire d’amour. Le héros a été amoureux ; il y a beaucoup d’amour là-dedans. Et c’est réel, cet amour-là. C’est comme ça que je le voyais. C’est un morceau de collage parmi d’autres, mais c’était ce que je voulais qui fonctionne comme présence du personnage. Que ça soit fugace, mais qu’on sente avoir eu droit à un petit moment d’émotion amoureuse. Et ça partait de la tradition du portrait. Le film est un ensemble de portraits photographiques coupés, dessinés, collés, avec des catégories picturales : il y a des portraits, des paysages, des natures mortes, des travellings qui sont des effets de perspective. C’est vraiment une espèce de nomenclature du bon usage des images dans la représentation.

OT  : Est-ce que tu pourrais nous parler des techniques d’animation qui sont utilisées dans le film ?

TC  : Je voulais que ça bouge et que ça bouge bien. Je n’avais pas une grosse formation en animation. J’y ai été au pif. Par exemple, pour le personnage féminin qui nous parle, le gros du travail a été le catalogage, la fouille dans les magazines. J’avais une bibliothèque énorme de magazines de mode qu’on me refilait, que j’achetais à vil prix. Je déchirais les pages et je les classais. Je voulais avoir des personnages de face, qui nous regardent dans les yeux, de telle grandeur, puis que ça grossisse et que ça puisse dire quelque chose. Il fallait que la bouche ouvre au bon moment, dans le bon format, alors c’est beaucoup de recherche…

OT  : Encore du travail de moine.

TC  : Effectivement. Un archivage absurde, mais ça a fini par marcher, par devenir un personnage qui nous parle, qui correspond à mon idéal. Ça, c’est une technique de collage, mais il y avait tout un système de repérage aussi. Elle se lève et je voulais que ça bouge dans le décor, ce qui demande une technique particulière. Il y a un moment assez central aussi dans l’histoire : le paysage qui dure environ 20 secondes. On longe une église et on s’approche d’une maison. Éventuellement, il y a une chaise avec un livre. Tout ça en 20 secondes. Pour faire ça, ma sœur m’a prêté un chalet à la campagne pendant une semaine. Il y avait une église à côté de chez elle, que j’avais repérée. J’avais fait un trajet de l’église, de la petite chapelle, jusque chez elle. J’avais divisé ça en pas. Je faisais un pas, puis je faisais un dessin d’observation, un autre pas, un autre dessin. J’ai pris toutes mes notes puis, pendant six-huit mois, j’ai complété les dessins pour en faire la séquence. Je voulais qu’on sente que c’était du dessin d’observation assez straight au départ. Il y a la chapelle, une fenêtre. Ça passe vite, mais moi, j’y suis très sensible ; on ne le voit peut-être pas, mais la fenêtre, tu sens qu’elle gonfle, qu’elle bouge un peu. C’est parce que c’est regardé avec des yeux, puis transcrit en dessin. Je suis habile, mais il y a des limites à ça. Ce n’est pas photographique. Je bougeais, alors le repérage bouge sans arrêt. Ça donne une espèce de dessin d’observation qui respire. Pour ce qui est des techniques, il y en a deux principales : du dessin et beaucoup de collage. Des acteurs photographiés, suivis par un découpage photographique avec des photos littéralement coupées. J’avais beaucoup aimé La jetée de Chris Marker (1962), qui est une source très importante pour moi. Je me suis dit : « Je vais photographier mes personnages. Ça va ressembler à du Chris Marker. » (rires)

 


[1] Recurt, E. (2006). Jeu d’esquives et de révélations / Thomas Corriveau, Sophie, 2005, Sérigraphie sur papier BFK rives 108 éléments de 53 x 51 cm chacun : 3 x 9 m. Exposition « En grand nombre », Galerie Graff, Montréal. 24 novembre - 23 décembre 2005. ETC, (75), p. 77

[2] de Blois, M. (1989). Kidnappé de Thomas Corriveau [Critique]. 24 images, (43), p. 48

[3] Payant, R. (1986). Leçon d’anamorphose [Prénoms de Thomas Corriveau, Optica, du 6 au 27 septembre]. 
Spirale (65)

 

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Article publié le 20 octobre 2022.
 

Cinéma québécois


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