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Misérables, Les (2012)
Tom Hooper

À hauteur de rêve

Par Mathieu Li-Goyette
Metteur en scène, mais jamais scénariste, Tom Hooper se concentre visiblement à faire évoluer brillamment un style qui lui est propre, néo-classique, consacré à filmer la grandeur des institutions avant tout, puis la petitesse des hommes qui les habitent. Ainsi The Damned United confrontait un jeune entraîneur à l'équipe de soccer la plus prestigieuse de l'Union Jack, The King's Speech s'obstinait à raconter les bégaiements de George VI et même son téléfilm pour la HBO, John Adams, ne faisait rien de moins que transformer le drame biographique télévisuel avec des idées ambitieuses et un style qui l'était tout autant. Avec Les Misérables, Hooper reprend la célèbre pièce musicale française adaptée plus tard par les Anglais et s'y dédie corps et âme, cherchant dans les moindres lignes du texte un angle, puis un détail qui justifierait l'adaptation cinématographique de ce qui était déjà un succès planétaire.
 
Car la question de l'adaptation d'un musical au cinéma, question légitime étant donné l'importance de la plasticité de la scène et de l'irréductibilité des chorégraphies et des chants, Hooper se la pose là où Rob Marshall (Chicago, Nine) ne savait faire autrement qu'une reproduction banale des numéros intercalés avec des dialogues qui viendraient plâtrer les failles de sa vision. Or dans Les Misérables, le respect du texte est d'autant plus impressionnant qu'il est soutenu 2 heures 30 minutes durant, sans interruption et sans oubli. Sans jamais tomber dans le mimétisme, le cinéaste parvient précisément à jouer à l'intérieur de contraintes très claires et plutôt connues du public. Espérant plaire aux admirateurs de la pièce tout en initiant convenablement les néophytes, Hooper lie ses scènes d'un plan de grue en image de synthèse, trouve entre les morceaux un legato capable de relancer le rythme d'une nouvelle chanson tout en achevant en douceur la précédente. Les effets laissent parfois à désirer, non par manque d'inventivité, mais bien par restriction technologique qui trahit le tour de passe-passe venant ancrer l'ensemble des pièces derrière un flou artificiel qui, s'il n'est pas louable, est aussi dérangeant qu'un décor de théâtre; c'est-à-dire pas du tout.
 
En effet, Les Misérables est un film courageux autant qu'il est innocent, un film qui, comme Gavroche, fait mille erreurs en cours de route et passe près de causer la perte de toute la cause derrière laquelle il s'est rangé. Il n'en demeure pas moins que cette propension au sacrifice du réalisme permet à Hooper de créer un univers hautement coloré, magnifique parce qu'il est assumé jusque dans ses moindres figurants, frivole parce qu'on y voit Jean Valjean (Hugh Jackman) et Javert (Russell Crowe) se renvoyer les cris venant du coffre en brandissant étendards et épées. Il y a eux, puis il y a Marius (Eddie Redmayne) et Enjolras (Aaron Tveit) ou encore Cosette (Amanda Seyfriend), Thénardier (Sachan Baron Cohen) et sa femme (Helena Bonham Carter), des connus et d'autres qui le sont moins, des vedettes avec la prestance de stars qui excellent au chant comme à la pantomime de personnages aujourd'hui mythiques. À la manière de la grande époque de la comédie musicale, Les Misérables et ses chansons révolutionnaires forment une furieuse cavalcade wagnérienne de poésie hollywoodienne produite par les Anglais à partir d'un texte français.
 
Mais c'est la performance déjà célèbre d'Anne Hathaway alias Fantine qui enverra fort probablement le film d'Hooper loin, là-haut dans le panthéon sélect des films du genre. Présente une trentaine de minutes à peine, la jeune actrice qui ne cesse de prendre du galon offre une interprétation de I Dreamed A Dream mémorable. Cadrée en plan buste, les épaules dénudées et pleines de boue, la tête mal rasée, Hathaway est scrutée dans ses moindres gestes par la caméra fixe et tranquille de Hooper. Tremblotante, souhaitant prendre de la distance face à ces cris désespérés, celle-ci épouse les moindres halètements de l'actrice et l'accompagne dans sa dégringolade. Ce visage détruit par l'expérience de la vie, la tristesse qui se débat dans les notes les plus graves, la comédienne rappelle Judy Garland, ses grands yeux en amande et son chagrin qui débordait dans sa voix.
 
Il faudra attendre les chœurs révolutionnaires pour s'en remettre et plus particulièrement la performance d'Eddie Redmayne qui vole la vedette de la deuxième moitié du film, celle des barricades où l'ambition du premier acte fait place à un huis clos d'où s'échappent des chants inconsolables. Face à face, rebelles et soldats bataillent dans un Paris calqué sur les gravures d'Émile Bayard, ornementé d'objets finement reproduits. La luxe de la reproduction des lieux ainsi que l'attention portée aux costumes, comme dans les autres œuvres de Hooper, viennent entourer des interprètes qui savent se glisser dans le film d'époque. À cheval entre la caricature et le vraisemblable, Hooper filme à hauteur de rêve, plaçant sa caméra à hauteur de front et non de regard. La technique est éprouvée depuis John Adams : en filmant toujours en très légère plongée des personnages se dirigeant vers l'objectif surélevé, le cinéaste parvient à créer une impression continue d'ascension, d'individus dont la grandeur est constamment en devenir. Cette espérance entretenue, ce rêve alimenté, Hooper en devient peu à peu le maître contemporain, celui en mesure de contextualiser les héros les plus classiques au sein de récits qui le sont encore plus et de les montrer non plus comme des figures de cire, mais comme des mythes en constante édification.
 
Le plus grand bien que procurera Les Misérables, outre la découverte d'une œuvre qui célèbre les chapitres les plus importants du roman de Victor Hugo, est bien de voir une certaine bourgeoisie de l'art entrer en collision avec la plus engagée des histoires françaises sous la forme d'un humanisme populaire facilement digérable, profitant de la prestance du musical et du cœur au ventre des causes sociales. Le tout se constitue comme un vaste canon, autant dans le montage que dans le récit où les engagements politiques de l'un induira un effet à retardement prêt à entraîner toute la population sous le drapeau rouge des révoltés. Le montage de Hooper réussit là où la pièce ne le pouvait en suggérant cette escalade de rébellion dans quelques pièces où la superposition des paroles parfois harmonieuses, parfois discordantes, annonce tour à tour la camaraderie et la cohue d'un débat idéologique sanglant. En ne renversant pas les codes du genre, mais en décidant de s'y conformer religieusement, Hooper réalise finalement le film de Noël idéal, rassembleur et festif à travers l'adversité, éminemment conscient des temps qu'il vient de traverser et où, plutôt que le discours d'un roi, c'est le chant de la révolte qui plane encore.
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Critique publiée le 27 décembre 2012.