WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Take Shelter (2011)
Jeff Nichols

À l'abri de rien

Par Jean-François Vandeuren
Nous vivons à une époque où la notion d’équilibre ne tient trop souvent qu’à un fil et peut s’avérer difficilement gérable même pour le plus commun des mortels. Même le parcours existentiel le plus élémentaire n’est plus à l’abri désormais des catastrophes de tout acabit. Une sombre pensée qui aura rendu l’être humain passablement méfiant par rapport à ce qui l’entoure et pourrait potentiellement lui causer du tort. Nous parlons évidemment ici de craintes autant fondées que profondément irrationnelles, nourries par une culture de la peur qui aura particulièrement bien fait son oeuvre depuis le 11 septembre 2001. Imaginez maintenant ce qu’il en est lorsque des troubles d’ordre psychologique se joignent à une telle équation. C’est avec ce mélange qui menacerait la stabilité émotionnelle de n’importe quel individu que devra composer Curtis (Michael Shannon) dans le présent Take Shelter de Jeff Nichols. Père de famille jusque-là sans histoire et travailleur tout ce qu’il y a de plus honnête, ce dernier sera soudainement hanté par des rêves extrêmement réalistes dans lesquels il percevra le spectre d’une tempête d’une rare violence ainsi que des attaques répétées des gens de son entourage. Éprouvant de plus en plus de difficulté à faire la différence entre la réalité et ce qui appartient au monde du rêve, Curtis entreprendra d’importants travaux dans le but d’agrandir l’abri souterrain se trouvant dans la cour du domicile familial. Un comportement qui inquiétera au plus haut point sa femme Samantha (Jessica Chastain), surtout que le couple aura bientôt d’importantes dépenses à gérer en raison d’une opération que doit subir leur fille atteinte de surdité. Curtis craindra alors de plus en plus que ces manifestations ne soient les signes avant-coureurs d’une forme de schizophrénie que l’on avait diagnostiquée chez sa mère lorsqu’elle avait son âge.

C’est avec une rigueur et une sensibilité pour le moins phénoménales que Jeff Nichols orchestre ce second long métrage traitant autant de l’état de l’Amérique au sens large que du quotidien chamboulé des familles qui l’habitent. Des préoccupations que le cinéaste établira habilement en basant d’abord l’évolution de son film sur une alternance parfaitement articulée entre les cauchemars de Curtis et leurs effets sur sa réalité, des démangeaisons qu’il ressentira dans le bras après avoir imaginé être mordu par son chien jusqu’aux coups de tonnerre qui résonneront dans sa tête alors qu’il n’y a pourtant pas le moindre nuage dans le ciel. Une dynamique que Nichols soutiendra ensuite grâce à une mise en images aussi précise que profondément terre à terre tout en faisant tourner la totalité des séquences de Take Shelter autour de son protagoniste afin de faire ressentir au spectateur les tourments tout comme le profond sentiment d’isolement de ce dernier. Le tout sera également amplifié par l’inquiétante accalmie qui régnera sur la vie des différents personnages, et ce, malgré les actions on ne peut plus incongrues de Curtis, qu’il exécutera d’une manière d’autant plus posée dans le « simple » but de protéger sa femme et sa fille de ces menaces latentes, mais pas forcément tangibles. Mais le véritable drame en cours demeure évidemment ici cette possibilité - dont le principal concerné sera parfaitement conscient - que cette soudaine paranoïa ne soit la manifestation d’un esprit cédant peu à peu sous le poids d’un trouble mental ne pouvant être évité. La perspective extrêmement humaine privilégiée par Nichols lui permettra encore là de relativiser cette crainte à partir des rouages de son intrigue, alourdissant brillamment sa mise en scène par l’entremise d’élans que nous avons ordinairement l’habitude de retrouver dans le cinéma de genre.

Le récit de Take Shelter se veut ainsi l’étude de cas on ne peut plus pertinente d’un trouble psychologique particulièrement sérieux entremêlée au drame familial que de tels symptômes finiront par engendrer. Le réalisateur se servira alors de sa prémisse pour aborder un certain nombre de peurs d’une manière pour le moins viscérale en faisant écho à plusieurs incidents auxquels aura été confronté le peuple américain au cours de la dernière décennie, lesquels pousseront d’ailleurs le personnage principal à mettre énormément de choses à risque pour accomplir sa quête incessante de tranquillité d’esprit. Curtis ira d’ailleurs d’un élan pour le moins significatif lorsqu’il affirmera s’être promis de ne jamais partir, de continuer à se battre corps et âme - c'est le cas de le dire - pour défendre les intérêts et le bienêtre de sa famille. Mais le geste le plus important viendra néanmoins de Samantha, qui sera prête à faire ce qu’il faut pour passer à travers cette dure épreuve, et ce, malgré la pression d’un milieu où tout se sait en un rien de temps. Une attitude qui témoignera d’une volonté de prendre les moyens nécessaires pour s’ajuster aux situations chaotiques que la vie place sur notre route plutôt que de rebrousser chemin au premier signe d’adversité. Des liens puissants que le cinéaste soulignera avec la plus grande simplicité, s’infiltrant discrètement au coeur de différents moments d’un quotidien s’effritant à vue d’oeil, captant sur le vif les rapports de plus en plus tendus entre Curtis et Samantha sans jamais chercher à les dénaturer. Nichols orchestrera du coup un sublime crescendo dramatique dont la progression se révélera évidemment des plus méticuleuses, suivant une ascension tracée avec délicatesse jusqu’à cet inévitable point de rupture qui fera basculer la vie des personnages d’un côté ou de l’autre.

La réussite de Take Shelter reposait évidemment beaucoup sur la force du jeu de ses interprètes. À cet effet, Jessica Chastain poursuit son année d’éclosion sur une note stellaire en interprétant avec autant de fougue que de douceur une mère de famille rejoignant à bien des égards celle qu’elle avait campée pour Terrence Malick dans The Tree of Life. C’est néanmoins la performance toute en nuances et digne des plus belles éloges de Michael Shannon qui retient surtout l’attention dans ce cas-ci, communiquant la vulnérabilité de son personnage et son lourd héritage avec une force dramatique pour le moins sidérante. Évidemment, le fameux abri que construira Curtis tout au long du récit se verra conférer une nature de plus en plus symbolique jusqu’à cet instant fatidique où une tempête bien réelle forcera toute la famille à s’y réfugier en catastrophe. Une séquence où l’atmosphère pesante régnant à l'intérieur de cet endroit clos deviendra vite insoutenable et au bout de laquelle surviendra ce qui demeure certainement le moment le plus chargé émotionnellement de l’essai alors que Curtis devra prendre son courage à deux mains, lui qui sera le seul à pouvoir ouvrir la porte donnant vers l’extérieur, vers la promesse d’un retour à un rythme de vie un peu plus normal. Une scène magistrale à laquelle Nichols conférera toute l’intensité requise et qui parlera évidemment d’une ouverture sur le monde d’une Amérique qui devra bien arrêter un jour de craindre les moindres intempéries. L’initiative donnera du coup tout son sens à une finale qui aurait pu s’avérer à double tranchant, mais qui fonctionne parfaitement grâce à tout ce que Nichols aura su mettre si brillamment sur pied précédemment, n'assainissant aucunement le comportement de Curtis, mais relevant néanmoins que nous ne pourrons jamais être à l’abri de tout…
8
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 23 octobre 2011.