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Vie d'Adèle: Chapitres 1 et 2, La (2013)
Abdellatif Kechiche

Les belles et la bête

Par Mathieu Li-Goyette
Tout le cinéma d'Abdellatif Kechiche fonctionne selon une même structure discursive : deux classes de citoyens sont opposées, soit les riches et les pauvres, soit les immigrés et les autres, bref, soit les dominants ou les dominés. Tandis que l'oeuvre originale de Julie Maroh se faisait un devoir de traiter avec sensibilité d'une relation lesbienne, il serait faux de penser que le cinéaste en fait son sujet. À la fois reproduction sans compromis d'un amour sulfureux entre Adèle (Adèle Exarchopoulos) et Emma (Léa Seydoux), cette adaptation du Bleu est une couleur chaude s'intéresse surtout à la richesse d'Emma et à la pauvreté d'Adèle. Et lorsqu'on dit richesse, disons autant la matérielle que l'intellectuelle.

La vie d'Adèle, c'est l'histoire d'une jeune fille provenant d'une famille ouvrière qui tombe amoureuse d'une bourgeoise. L'une est institutrice, l'autre est artiste peintre. La dichotomie didactique règne sur le film, triture les deux actrices notoirement mises au défi par leur metteur en scène exigeant. Au nom de quoi? De l'incommunicabilité, de l'impossibilité pour l'une de se fondre dans l'autre; c'est d'ailleurs l’une des façons pour Kechiche d'ancrer symboliquement les nombreuses relations sexuelles montrées durant le film alors que l'amour fusionnel entre les deux héroïnes prend un sens aussi érotique que transcendantal.

En soi, cette manière qu'a Kechiche de positionner les forces émotionnelles de son oeuvre demeure l'une de ses plus grandes qualités. La vie d'Adèle a l'étoffe des chefs-d'oeuvre et rien ne laisserait croire qu'il ne s'agit pas de l'un des plus beaux films jamais réalisés sur l'homosexualité et sur les difficultés que rencontre l'amour à travers les différents paradigmes d'une vie (les amitiés, la famille, la carrière). Sa mise en scène sensible s'attache systématiquement aux éléments les plus importants du cadre, cherchant à retrouver une impression de hasard miraculeux qui fait passer Kechiche pour l'auteur le plus subtil et le plus précis qui soit. La moindre sortie dans le hors champ d'un objet fixé par le spectateur, la moindre scène de groupe donne à l'oeil assez de matière pour que jamais il ne puisse glisser sur l'image, perdu et à la recherche de sens.

Le réalisme qui prévaut ici, largement hérité d'une certaine école britannique, se fonde néanmoins sur une exposition théâtrale des personnages et des décors qu'ils habitent. À mi-chemin entre Mike Leigh et Jean Renoir, le cinéaste pétrit le langage structurel de la scène pour en faire une pâte molle, parfaitement fluide et dénuée de toute manipulation apparente. Comme si la vie se donnait à lire si facilement, le voyage émotif du couple passe à travers une série d'épreuves et de joies qui forment une suite de tableaux (une chicane violente, une parade de la fierté gaie, un rejet de la part des camarades du lycée, un flirt dans un bar, un après-midi dans un champ). Alors que c'est en croisant cette femme aux cheveux bleus que la vie d'Adèle s'en trouve bouleversée, l'aimée, elle, sera toujours en position de contrôle; tout est à l'image de l'auteur fétiche du cinéaste – Marivaux –, un jeu d'amour et de hasard, un jeu se déclinant non plus sur la vie d'une Marianne, mais bien sur celle d'Adèle. C'est dans cette mise en opposition entre les sentiments et la rigidité des contraintes sociales qu'on saisit l'ampleur du discours de Kechiche, une ambition tout à fait louable qui n'est pas non plus dénuée de raccourcis.

En effet, on retrouve dès le sous-titre du film une volonté de condenser la vie d'une jeune femme prise à jouer son propre rôle. Les deux premiers chapitres de la vie d'Adèle sont l'amour au premier regard, puis la décomposition incontrôlable de celui-ci. Contrairement au Bleu est une couleur chaude où l'héroïne meurt de chagrin à la toute fin (d'ailleurs, elle se prénomme Clem et non Adèle – non seulement il ne s'agit pas du même personnage, mais il s'agit surtout d'une actrice dont le caractère intime est cloné dans la diégèse), l'ingénue de Kechiche demeure résiliente à l'image des femmes de La graine et le mulet et de Vénus noire. Elle est ce protagoniste en pleine quête identitaire, une jouvencelle que la caméra n'a jamais cessé de regarder sous sa matière la plus élémentaire : dans Vénus noire, c'était la difformité du personnage qui obsédait Kechiche. Ici, c'est sa sensualité.

C'est-à-dire que dans La vie d'Adèle, la principale intéressée n'est souvent prise que pour son corps et sa place ingrate dans la société. Dès le premier plan, Kechiche y va d'un panoramique droite-gauche qui montre Exarchopoulos sortir de chez elle et courir en direction de son autobus. Lorsqu'on la voit marcher au loin, la caméra lorgne subitement vers le bas, amène les fesses de l'actrice dans le cadre pendant que celle-ci remonte ses jeans. La même sexualisation, la même perversité (qui n'est pas toujours de l'amour, car ces plans voyeurs ont bel et bien lieu alors qu'aucun autre personnage n'est présent dans la scène) se glisse dans la chambre d'Adèle alors qu'en pyjama, nous nous approchons de si près de sa nuque, de ses yeux en amandes, de la pointe de ses seins tellement pointus qu'ils percent la camisole de nuit. Le désir est attisé à la moindre occasion à un point tel que lorsqu'on voit pour la première fois le corps de Seydoux (quelque 45 minutes plus tard), nous connaissons déjà par coeur celui d'Exarchopoulos.

Cette auscultation des corps n'en finit plus de montrer le sexe sous ses moindres angles, privant en quelque sorte Adèle de sa dignité et donnant à Emma une supériorité sans appel: non seulement Seydoux conservera son prénom en dehors du film, mais plus encore: sa vie n'a pas été pillée, son rôle est pleinement écrit, complètement joué (et parfois surjoué dans ces nombreuses scènes où des artistes cyniques conversent d'art avec toute la prétention possible). Adèle n'a rien pour elle, ni son éducation ni son métier d'éducatrice qu'elle exercera. Ses parents se bidonnent avec du spaghetti bon marché en regardant Question pour un champion, les murs de la classe sociale se resserrent et, parce que tout est cadré en plans rapprochés, Kechiche nous empêche de croire qu'un monde au-delà de ce manichéisme bien pensant existe. À l'inverse, Emma vit l'épanouissement, une vie de caméléon où toutes les fêtes huppées feront partie de son quotidien oisif. Dans cette synthèse, l'auteur soudoie, prouve au spectateur qu'il est capable de tout, qu'il peut passer de la scène de danse la plus extatique à une engueulade déprimante... Mais est-ce parce que Kechiche comprend tout, est-ce parce qu'il semble si bien condenser la France contemporaine qu'il peut tout dire, tout juger, tout polariser?

Sûrement. Sûrement qu'avec le recul des années, on s'entendra tous pour dire que le jeu de la « torture » et de l'érotisme outrancier en valait la chandelle; que si La vie d'Adèle, de par ses jeux sensuels détournés, n'incarne pas la critique téléologique par excellence de la société française, il est au moins l'apogée de celle-ci; que si l'on avait à lui reprocher certaines décisions, elles seraient idéologiques : pas libertines. Sûrement qu'on en viendra à tout pardonner, à ne plus voir dans La vie d'Adèle qu'un film merveilleusement maîtrisé, incroyablement joué. Après tout, ce serait refuser aux deux Adèle cette pérennité, ces chapitres 3, 4, 5 et 6.
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Critique publiée le 9 octobre 2013.