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Boy and the World, The (2013)
Alê Abreu

Le phénix irisé

Par Olivier Thibodeau
Diamant brut d’animation artisanale, Le garçon et le monde possède un tel pouvoir d’évocation qu’il transcende aisément les plus dantesques sagas du cinéma brésilien traditionnel. Même les favelas labyrinthiques de La Cité de Dieu (2002) perdent ici leur statut d’icône face au captivant collage urbain imaginé par Alê Abreu, surtout que l’éclairage glauque de la criminalité locale fait ici place à la candeur universelle du regard infantile. Embarqués dans une quête initiatique aux ramifications globales, nous suivons les péripéties du garçon titulaire alors qu’il délaisse sa terre natale pour la grande ville à la recherche de son père, humble fermier devenu travailleur dans une manufacture de coton. Or, c’est l’histoire tout entière de l’industrialisation qui se déploie alors sous nos yeux, engeance chaotique dont la nature inhumaine est exacerbée par le regard vierge qui s’y pose.

Exempt de dialogues, le film mise sur la qualité universelle de son récit, ainsi que sur de nombreux indices visuels afin d’étayer sa mince prémisse. Pourtant, ce n’est pas dans celle-ci que se trouve le génie d’Abreu, mais dans le pouvoir des images qu’il façonne et dans la fluidité de leur animation, laquelle est garante d’un rythme haletant qui sied parfaitement au spectacle frénétique de l’existence contemporaine. Combinant plusieurs techniques graphiques (crayon, peinture, collage, images d’archive…), le réalisateur parvient en outre à créer une puissante dichotomie entre l’univers rural et l’univers urbain, qu’il dépeint comme le purgatoire de l’âme ouvrière. Il résulte de ce travail monastique un monde incroyablement immersif où le spectateur se perd volontiers, pour le meilleur et pour le pire.

Débutant sur le spectacle d’un zygote kaléidoscopique, le film naît à l’instar d’un être vivant, évoquant d’emblée les tendances animistes de l’enfance. Ces dernières parsèment ensuite tout le récit, jetant un éclairage candide sur les horreurs de l’industrialisation et du militarisme sud-américain. Les tanks et les cardeuses automatiques se transforment ainsi en éléphants tandis que les paquebots géants qui acheminent les matières premières vers le « premier » monde se muent en serpents de mers, brisant fougueusement les flots sous le poids des conteneurs. Même les hymnes militaires prennent ici une forme animalière, formant par accumulation de bulles sonores des gros aigles noirs qui s’attaquent aux phénix irisés issus des orchestres populaires. La naïveté de ces images est telle que notre regard impassible, gavé depuis toujours de représentations misérabilistes du tiers-monde, retrouve soudain sa pureté, nous permettant de raviver la flamme contestataire qui nous habite via le spectacle terrifiant de la voracité sans fin des machines industrielles et des véhicules militaires.

Animé par une vision traditionnaliste de la vie rurale, Abreu utilise son arsenal de pinceaux, de crayons et de ciseaux au service d’une iconographie polarisante qui oppose violemment celle-ci à la vie urbaine. Dépeignant l’univers pastoral d’une façon simple et dépouillée, utilisant des crayons de couleur pour représenter les objets scéniques et de grands coups de pinceaux pour meubler l’arrière-plan, il y crée un lieu sain pour le développement de l’imaginaire infantile. Exemple probant de sa démarche, la première scène nous plonge dans une forêt majestueuse et palpitante de vie évoluant organiquement au gré des fantasmes d’un jeune protagoniste qui se balance d’arbre en arbre au milieu d’animaux colorés, finissant son parcours au sommet d’un nuage moelleux. La plénitude du moment est telle qu’elle nous arrache une larme de bonheur. Puis, vient le spectacle navrant d’un univers urbain où le protagoniste n’est plus aux commandes, devenant un simple produit charroyé sans ménagement sur des routes semblables à de sombres courroies.

Geôle de l’imaginaire, la tour de Babel où disparaît le père du garçon trouve son incarnation première dans le train sinueux qui l’ingurgite un jour près de la ferme familiale. Fait de compartiments cylindriques identiques couronnés par une locomotive aux allures de scrap book, celui-ci préfigure parfaitement la représentation de l’architecture urbaine à venir. Collage abject fait de lignes dures et d’innombrables coupures de magazines, la mégalopole inéluctable qu’arpente bientôt le protagoniste évoque en effet un monde où la créativité humaine est entièrement asservie au commerce. La technique du collage, laquelle supplante alors la spontanéité et l’originalité du dessin enfantin, est toute désignée pour cette tâche puisqu’elle permet non seulement d’évoquer la nature formatée de l’espace urbain, mais aussi d’offrir une puissante critique du consumérisme. Permettant au réalisateur de créer un paysage saturé d’images publicitaires et d’étiquettes de prix, elle lui permet du coup de résumer l’existence urbaine au cercle vicieux de la quête, puis de la prolifération sans fin des produits qui y figurent. 

La nature libre de l’art pictural cède alors à une esthétique de la répétition. La multiplication infernale des conteneurs en destination du « premier monde », lesquelles menacent d’écraser le protagoniste, reflètent ainsi la multiplication des images publicitaires au sein de la ville. Au même titre, les reprises vidéo des buts marqués au soccer, opium d’un peuple qui laisse toute son énergie entre les manufactures suffocantes et les stades sportifs bondés, reflètent les reprises des séries télé et des capsules publicitaires anesthésiantes que consomment les personnages après leur dure journée de labeur. Véritable cauchemar warholien, même le décuplement des conserves de nourriture qui ornent leurs garde-manger jette une lumière crue sur la routine esclavagiste de ces gens. Mais la vraie horreur réside ailleurs, soit dans la standardisation de l’individu lui-même, transformé par l’économie globale en un simple produit de consommation. Question de mieux servir d’engrenage dans des manufactures ingrates ou de faire meilleure figure sur les panneaux-réclames, celui-ci est privé de tout trait distinctif. À ce titre, la scène la plus troublante du film nous montre le garçon à la gare, certain d’y revoir son père à la sortie du train. Lorsque celui-ci paraît finalement, il est rapidement suivi par une armée de clones, tâcherons interchangeables venus travailler à la ville pour nourrir des familles qu’ils s’aliéneront alors pour toujours, et pour leurs offrir les produits de consommation mêmes qui justifient leur esclavage.

Au travers du terrifiant expressionisme social qui caractérise le film, il reste heureusement le pouvoir libérateur de l’art comme bouée de sauvetage. Véritable clé des champs, celui-ci est utilisé en cours de récit pour transcender la dure réalité du labeur industriel. Qu’il s’agisse du tissage clandestin d’un poncho multicolore dans les entrailles de la manufacture, du déploiement d’un orchestre de poche au milieu du marché, ou de la musique festive de fanfares ambulantes, les différentes matières de l'expression artistique incarnent ici toute la résilience de l’esprit humain. Le film lui-même contribue d’ailleurs à cette opération puisqu’il transcende la représentation standardisée de l’horreur sud-américaine, libérant l’esprit candide de son jeune protagoniste au même titre que le nôtre, dégagé du joug de l’intellectualisme par la stimulation d’un regard innocent prêt à être souillé par le spectacle renouvelée de l’horreur du progrès.
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Critique publiée le 17 mars 2016.