WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Maggie (2015)
Henry Hobson

La larme de la star

Par Sylvain Lavallée
Quand vient le temps d’évaluer le travail d’un acteur, soyons honnêtes, un seul critère importe : la capacité de l’acteur à verser des larmes sur commande. Ce critère, peut-être que l’acteur lui-même ne l’épouse pas, peut-être qu’il mènera sa carrière sans même mouiller ses joues tout en étant satisfait de son travail, mais tôt ou tard, s’il cherche à convaincre quelqu’un d’autre que lui-même de la qualité de son jeu, il devra se plier à cette définition objective du bon acteur. Pour preuve : Maggie, qui nous permet maintenant d’affirmer hors de tout doute qu’Arnold Schwarzenegger est le grand acteur qu’il est(je l’aurais affirmé sans hésiter auparavant aussi, mais peut-être me serais-je trompé; maintenant je peux me pavaner dans mon bon goût rétroactivement légitimé). Un gros plan sur une larme, voilà ce qui nous manquait – ceux qui ne croient guère à l’objectivité se désoleront qu’il faille en arriver là, et il faut avouer qu’il fait bon rêver à ce monde où l’accès au panthéon des grands acteurs serait moins restrictif, surtout que ce monde-ci encourage sans doute les démonstrations larmoyantes ostentatoires. Cela dit, dans le cas présent, il faut résister à l’envie qui pourrait nous prendre de lever le nez sur cette larme isolée, car même s’il y a peut-être là une part de forfanterie, il reste que la larme qui nous concerne apparaît dans un contexte parfaitement cohérent avec le parcours singulier de la star.
 
Mais peut-être qu’il vaudrait mieux avant tout sustenter les quelques lecteurs plus traditionalistes qui éprouveraient l’envie de s’enquérir sur le film lui-même. Ce serait légitime, voilà après tout ce que nous attendons d’une critique, mais il n’y a, hélas!, que peu de choses à dire sur ce Maggie, sinon que c’est adéquat. La prémisse semble riche (un père [Schwarzenegger] prend soin de sa fille [Abigail Breslin] atteinte d’un virus qui la transforme lentement en zombi), mais bien vite le film abandonne toute ambition d’explorer cette métaphore du futur zombi comme malade en phase terminale, le tout s’alourdissant en outre de trames secondaires qui répètent le drame principal sans l’éclairer différemment, des maladresses scénaristiques qui s’estompent quelque peu grâce à un réalisateur qui sait être attentif à ses acteurs, capables, eux, de croire au film et de nous porter ainsi jusqu’au générique sans trop nous ennuyer. Que dire de plus, sinon qu’il faut parfois défier notre réflexe premier consistant chercher des auteurs uniquement derrière la caméra, car qu’il est malheureux d’oublier si souvent ceux qu’il y a aussi devant!
 
Pourtant, l’acteur-auteur n’est pas difficile à trouver puisqu’il ne se cache pas : il n’aime pas les métamorphoses inouïes, il n’essaie pas de devenir quelqu’un d’autre, au contraire, nous le reconnaissons en ce qu’il crée un être à l’écran unique qu’il développe de manière cohérente de film en film, processus créatif par lequel, au fond, il essaie de devenir lui-même (tout comme un cinéaste ferait un bien piètre auteur s’il se cachait derrière des styles divers qui ne lui sied pas). Précisons d’ailleurs que la cote ci-dessous reflète le Maggie d’Henry Hobson, comme le veut la tradition, et non le Maggie de Schwarzenegger, qui se mériterait plus d’éloges – non pas que le Maggie d’Hobson ne dit rien (son discours serait qu’il n’y a pas plus apocalyptique que la perte d’un être cher), mais ce serait bien peu si ce n’était de la star qui s’en empare pour le faire sien, si la désolation du monde à l’écran ne reflétait pas avant tout l’état mental de notre papa Schwarzenegger.
 
Qu’importe en effet que le scénario l’appelle Wade : c’est un personnage sans passé, alors que la star amène avec elle tout le sien. Nos clichés critiques veulent que les non-dits au scénario permettent de laisser libre cours à l’imagination du spectateur, mais à Hollywood ils permettent surtout de libérer le potentiel de la star, de la laisser dire, par le passé cinématographique qu’elle traîne avec elle, par son corps familier, ce que le scénario tait. Quelle est la relation particulière de Wade à sa fille, voilà un non-dit duquel le récit ne se relèverait pas de sitôt, car même s’il peut paraître évident qu’un père aime sa fille, encore faut-il démontrer comment ce père-ci aime cette fille-là. Et la larme de Wade, justement, paraît bien générique, alors qu’au contraire, pour celui qui peut voir dans cette larme l’aboutissement (temporaire) de la carrière de Schwarzenegger, pour celui qui peut la voir dans la continuité de son œuvre, pour ce schwarzeneggerophile, donc, cette scène ne peut manquer de provoquer une crise de pleurs propice à inspirer tous les aspirants bons acteurs.
 
Pour comprendre cette émotion, la partager avec ces apathiques non-schwarzeneggerophiles (y en a-t-il?), il faut évoquer le passé de l’acteur, rappeler cette époque, au tout début, à laquelle Hollywood ne savait que faire de la présence surréaliste de la star (un nom imprononçable, un accent affirmé, un physique disproportionné), ce temps où il fallait encore apprivoiser Schwarzenegger en inventant un nouveau cinéma à son image (comment pouvait-il habiter ailleurs que dans des mondes fantastiques [Conan] ou jouer autre chose qu’un robot menaçant provenant du futur [Terminator]?) La star, toutefois, ne tarde pas à nous devenir familière, elle se rapproche de nous, de manière explicite à partir du début des années 90, d’abord avec Total Recall, où Schwarzenegger doit se battre contre le vilain qu’il était autrefois pour devenir le héros du citoyen qu’il est vraiment, une entreprise de distanciation qu’il reprend de façon encore plus évidente dans Terminator 2 : non seulement son Terminator se bat cette fois du côté des humains, en plus on lui apprend à agir en homme afin qu’il devienne une figure paternelle modèle, de même que dans Kindergarten Cop, l’année précédente, il devait tempérer sa violence le temps d’enseigner une classe de maternelle. Père de famille établi, il doit maintenant jongler entre ses devoirs familiaux et sa vie de violence (True Lies) – le voilà devenu un si bon père qu’il est même prêt à porter lui-même ses enfants (Junior)!  
 
Et que nous dit Last Action Hero, sinon que les enfants de Schwarzenegger, ce sont tous les Austin O’Brien de ce monde, tous ceux qui ont grandi et rêvé avec ses films (découverts sans doute un peu trop jeune un samedi soir à Télé-Métropole), mais aussi, osons-le dire, tous les cinéphiles dignes de ce titre (car rares sont les acteurs rayonnant d’un tel plaisir du cinéma, ce que le cinéphile plus que quiconque devrait savoir reconnaître)? Schwarzenegger abolit alors toute distance : le temps d’une précieuse démonstration d’humilité et de reconnaissance, la star vient jouer avec son public, le père avec son enfant, nous pouvons nous joindre à lui à l’écran et il ressortira pour nous guider hors de la salle; il suffit de croire en lui et il restera auprès de nous comme un modèle bienveillant. Ou plutôt comme un protecteur, rôle qui le caractérise plus que tout, Schwarzenegger est notre papa protecteur (rien d’étonnant à ce qu’il soit devenu sénateur), ce qui nous renseigne bien sur la tragédie qu’il vit dans Maggie : cette fois, il ne peut plus protéger contre la mort, peut-être même que pour prendre soin de sa fille, le mieux qu’il puisse faire, c’est de la tuer. L’impuissance de Wade demeure vague, qu’importe, celle de Schwarzenegger résonne avec la mémoire du cinéphile, l’émotion se renforcit d’une intimité bâtie sur plus de trente ans – la larme, donc, signale la défaite particulière de la star, incapable cette fois de tenir le rôle par lequel elle s’est projetée si souvent et par lequel elle se définissait en premier lieu.
 
Voilà d’ailleurs ce qu’il y a de proprement apocalyptique : le monde se meurt, certes, mais plus grave encore, l’individu ne peut plus y agir puisque ses convictions éthiques apparaissent vaines. Vision dystopique des plus inquiétantes, car si même Schwarzenegger ne sait plus comment agir et ne peut plus protéger le monde, qui le pourrait? De plus, puisque ses enfants, ce sont nous les cinéphiles, puisque nous avons adopté Schwarzenegger tout autant qu’il nous a adoptés, que nous dit-il en acceptant ce rôle aujourd’hui? Peut-être, pour spéculer un peu, qu’il nous signifie que l’apocalypse de la star, ce serait la perte de son public, peut-être ne reconnaît-il plus le cinéma avec lequel il a renoué depuis peu, peut-être parce qu’en cette ère du tout-CGI, il sent bien qu’il ne peut plus avoir la même importance qu’il a déjà eu, et que face à cette révolution, il est impuissant; peut-être, bref, qu’il sent qu’il perd ce lien privilégié qu’il avait établi autrefois avec son public. Enfin, peut-être que cet été, Terminator Genisys apportera une réponse plus claire, plus optimiste surtout, du moins il faut l’espérer.
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Critique publiée le 28 mai 2015.