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Wrong (2012)
Quentin Dupieux

Petit guide de la bonne conduite

Par Jean-François Vandeuren
Quentin Dupieux ne sera pas passé par quatre chemins pour établir la logique totalement absurde et déjantée à laquelle obéit son quatrième long métrage, dont il justifiera d’entrée de jeu le titre, certes, on ne peut plus élémentaire, mais tout ce qu’il y a de plus révélateur. Ainsi, durant une séquence d’ouverture pour le moins mémorable, un pompier s’accroupira au milieu de la route, journal en main, et déféquera devant ses collègues de travail comme s’il était seul au monde. Le tout tandis qu’un véhicule brûlera à quelques mètres de lui, les autres pompiers ne se contentant alors que de relaxer, confortablement installés aux abords de leur camion, plutôt que de chercher à combattre les flammes comme le veut la tradition. Le cinéaste français aura déjà révélé les aspirations aussi inusitées que provocatrices dont se nourrit son art avec ses trois premiers opus, notamment par l’entremise du génial Rubber, pour lequel il aura pris tous les moyens nécessaires pour aller à contre-courant du modèle narratif classique, lui qui se sera même permis de déclarer la guerre à Hollywood dans un dernier élan carrément démoniaque. Fidèle à ses habitudes, Dupieux continue de mettre à rude épreuve la relation entre le public et le spectacle qui lui est proposé, s’acharnant sur les réflexes et la patience de ce dernier tout en contestant la réponse émotionnelle que ses efforts pourraient susciter afin de mettre sens dessus dessous le raisonnement que le spectateur tentera tant bien que mal d’en tirer. Le piège dans lequel tombe encore trop souvent ce genre de projets, c’est évidemment de n'offrir qu’une série de vignettes sans queue ni tête dont l’assemblage paraissait beaucoup plus cohérent sur papier qu’à l’écran. Un faux pas que Dupieux aura su éviter brillamment avec Rubber. Qu’en est-il à présent?

À l’instar de la prémisse autour de laquelle vagabondait l’opus de 2010, la petite histoire de Wrong ne se révèle d’abord guère plus compliquée que celle d’un homme cherchant à retrouver la trace de son ami canin. Sans nécessairement approfondir cette idée sur le plan du discours ou du drame (de façon directe à tout le moins), Dupieux s’efforcera dans un premier temps de rendre ce parcours des plus rocambolesques en minant constamment la quête de Dolph Springer (Jack Plotnick) de situations banales face auxquelles il ne saura réagir efficacement ou, à l’opposé, d’éléments improbables qui ne lui paraîtront jamais inhabituels. Ces derniers auront évidemment comme principale fonction de renforcer le sentiment d’étrangeté qui submerge le récit. On pense à ce cadran passant de cinquante-neuf minutes à soixante plutôt que de revenir à zéro, à cet environnement de travail sur lequel il pleut continuellement, à ce palmier s’étant soudainement transformer en conifère, etc. Un ensemble d’images témoignant bien du dérèglement affligeant cet univers, que Dupieux abordera d’une manière d’autant plus aride et irrévérencieuse. Les conflits seront abruptement désamorcés, des événements se produiront sans la moindre explication et le caractère et les motivations des personnages tout comme les rouages de l’intrigue seront exposés de façon volontairement explicite. Le tout dans le but d’inspirer un rire franc, mais empreint d’une certaine hésitation, chez un spectateur n’étant pas toujours en mesure d’expliquer ou de relativiser ses propres réactions. L’effet recherché ne peut paraître du coup qu’on ne peut plus abstrait devant une intrigue qui, pour sa part, s’entête à demeurer aussi nébuleuse que possible. Mais cela ne veut pas dire cependant que Wrong se résume au final à n’être qu’un peu n’importe quoi.

Il est vrai que Wrong carbure à la surenchère - et il ne fait d’ailleurs rien pour s’en cacher. Dupieux étale ainsi un lot de concepts dont nous n’aurions normalement retrouvé qu’une fraction dans un autre exercice de style aux visées similaires. Une telle façon de procéder comporte évidemment toujours certains risques. Si la présente initiative évite habilement la plupart des accrochages auxquels elle était sujette, certains ingrédients de l’étrange matière qui la compose nous donnent malgré tout l’impression d’être quelque peu accessoires au coeur d’une expérience où tout doit toujours être remis en question. Il faut dire que c’est précisément le résultat auquel Dupieux aspirait, lui qui nous fera scruter ces décors des plus ordinaires en apparence à travers une direction photo aux teintes à la fois sèches et délavées. Le ton employé par le réalisateur oscillera d’autant plus entre la légèreté et la sublime insignifiance dont nous pourrions facilement l’accuser - à tort ou à raison - et la lourdeur parfois écrasante de séquences et de dialogues qu’il se plaira à étirer en longueur afin de soutenir le rythme déstabilisant, mais néanmoins réglé au quart de tour, auquel évolue cet autre ovni cinématographique. Épaulé par Tahiti Boy, Dupieux (alias Mr. Oizo) aura également concocté la trame musicale toute désignée pour accompagner de façon tout aussi déphasée chacune des offensives dramatiques prenant forme à l’écran. L’apparente simplicité de l’arc narratif du récit finira toutefois par empêcher l’artiste d’aspirer à des sommets aussi vertigineux que ceux qu’il avait su atteindre avec Rubber, dont la moindre idée, aussi incongrue puisse-t-elle paraître, servait autant à faire avancer l’intrigue qu’à en accentuer la folie inhérente - là où dans Wrong, tout semble trop souvent évoluer au neutre.

Dupieux aura su se jouer une fois de plus - et ce, d’une manière encore très perspicace - de codes cinématographiques on ne peut plus éculés en en modifiant les fonctions dramatiques pour mieux édifier la curieuse leçon émanant peu à peu de toute cette histoire. Le cinéaste français ira même jusqu’à ignorer le rôle narratif de certains rouages de son scénario pour en tirer une menace émotionnelle beaucoup plus vive à laquelle confronter son protagoniste. Du coup, l’essence de certains personnages sera complètement altérée, notamment celle de Master Chang (un William Fichtner en parfaite harmonie avec la vision de son réalisateur) dont Dupieux dissipera peu à peu les traits typiques de l’antagoniste de service pour révéler ceux d’un être se nourrissant du bonheur que provoquent en bout de ligne ses machinations. Dupieux prêche ainsi par l’exemple le plus inapproprié et déstabilisant pour faire passer son discours sur des notions aussi simple que le devoir, la bienséance, la sympathie, la courtoisie… bref, sur la nature des rapports qu’un individu entretient avec ce monde où tout paraît parfois si éphémère, où nous prenons généralement conscience de la valeur des choses que lorsque nous les avons perdues. À bien des égards, Wrong s’impose autant comme un virage à 180 degrés par rapport à Rubber que sa suite logique. Une oeuvre dont le cinéaste aura travaillé la substance d’une manière beaucoup plus nuancée tout en demeurant toujours aussi incisif dans son humour comme ses intentions. Wrong balance donc continuellement entre le superflu et le nécessaire, l’admissible et l’inconcevable, sa causalité s’accordant parfaitement aux sentiments qu’il aura trouvé le moyen d’inspirer chez le spectateur. La démarche excentrique derrière Wrong se révèle peut-être moins immédiatement satisfaisante que celle déployée pour l’épopée d’un certain pneu enragé, mais le travail de manipulation artistique orchestré par Quentin Dupieux s’avère de nouveau des plus sournois, et surtout étrangement sensé.
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Critique publiée le 2 mai 2013.