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Rubber (2010)
Quentin Dupieux

Petit pneu va loin

Par Jean-François Vandeuren
Un pneu faisant éclater la tête des gens grâce à la télékinésie. Prémisse farfelue et pour le moins inhabituelle s’il en est une, c’est pourtant de cette simple idée qu’est parti le cinéaste et musicien français Quentin Dupieux pour édifier son troisième long métrage. L’existence d’une telle entité est-elle le résultat d’une réaction chimique ayant entraîné sa mutation? Un tueur fou n’ayant pas de poupée à sa disposition aurait-il réussi à y transférer son âme quelques instants avant de mourir? Le réalisateur demeurera étonnamment silencieux quant aux origines du mal habitant son bout de caoutchouc. Et comme il nous sera clairement indiqué dès les premiers instants du film, alors qu’un shérif sortant du coffre d’une voiture - après que celle-ci ait pris le soin de renverser quelques chaises étalées sur la route - se questionnera sur la logique régissant quelques-unes des oeuvres les plus connues du septième art, le présent exercice ne cherchera en aucun cas à remettre en question la pertinence de sa propre diégèse. Nous assisterons ainsi à l’éveil de cet étrange pneumatique au beau milieu du désert californien. Désorienté, ce dernier avancera petit à petit dans le sable, croisant différents objets de tout acabit qu’il prendra un malin plaisir à anéantir. D’abord en les écrasant, puis, éventuellement, en les faisant exploser en n’utilisant que le simple pouvoir de sa pensée. Une rage meurtrière beaucoup plus inquiétante s’emparera toutefois de notre sympathique compagnon le jour où ce dernier verra quelques hommes mettre le feu à une montagne de pneus usés. Évidemment, nous nous retrouvons ici face à une mise en situation complètement absurde ayant pour but premier d’éveiller la curiosité des spectateurs. Il ne restait plus qu’à voir si Dupieux réussirait à accoucher d’un scénario suffisamment substantiel pour qu’un tel concept puisse tenir la route du début à la fin, ou s’il ne finirait pas plutôt par manquer de carburant à mi-parcours.

De l’aveu du réalisateur, le but ici était de prendre l’objet le plus bête et d’en faire un long métrage. Et à cet effet, nous ne pouvons aucunement accuser Rubber de ne pas tenir ses promesses. Bien au contraire. Le génie de Quentin Dupieux aura été dans ce cas-ci de ne pas se contenter d’offrir qu’une simple satire du film de monstre en prenant pour menace la chose la plus inusitée et inoffensive qui soit. Même qu’à travers les frasques de son malheureux pneu sans voiture, le cinéaste se permet d’élaborer une réflexion pour le moins audacieuse sur ce genre de cinéma en désamorçant astucieusement les moindres rouages de son scénario et en faisant du spectateur la principale victime du spectacle en cours. La salle de cinéma est alors représentée par une bande de touristes observant les moindres faits et gestes de notre vaillant cercle caoutchouteux grâce à des jumelles fournies par « l’un des membres de l’équipe de production ». Celle-ci s’assurera d’ailleurs dès la première séquence du film que son public ne jouisse d’aucun confort durant la progression du récit. Dupieux dressera du coup un portrait particulièrement acide, mais jamais trop sérieux, de ces expériences cinématographiques généralement assez pauvres, mais non moins divertissantes, auxquelles nous a habitués le genre, lequel se mettra évidemment en branle ici alors qu’une jolie jeune femme deviendra bien malgré elle la proie de notre psychopathe. Le tout tandis que son auditoire fictif restera des jours entiers juché sur un rocher au beau milieu de ce paysage désertique à observer le pneu faire son oeuvre comme s’il s’agissait d’un phénomène naturel digne d’un reportage du National Geographic. Le public se retrouvera ainsi sans ressources face à cette représentation continue et sans queue ni tête, dont la conclusion ne pourra être vécue que par le plus perspicace - avant que ce dernier ne goûte lui aussi à la même médecine que ses comparses.

Pour compléter cet exercice on ne peut plus atypique, Dupieux nous confrontera constamment à l’envers du décor de son film en nous amenant à la rencontre des individus (fictifs) ayant pour tâche de divertir et d’exploiter la naïveté et le manque de discernement des pauvres spectateurs sans défense. Il y aura d’abord cet homme en costume trois pièces faisant tous les jours le trajet en vélo entre le motel où il loge et la butte où le public passe ses journées afin de nourrir celui-ci d’un festin empoisonné. Le tout tandis que notre valeureux pneu continuera de semer la terreur au coeur de cette région isolée. Il y aura ensuite ce fameux shérif tentant comme il peut de gérer une intrigue dont il connaît déjà les moindres rouages, et ce, autant face à l’auditoire qu’aux divers personnages secondaires qui, pour leur part, ne sembleront jamais avoir la moindre idée de ce qui se trame sous leurs yeux. Heureusement pour nous, le réalisateur fait preuve d’une adresse phénoménale dans l’orchestration de ce canular aussi exaspérant que profondément stimulant… à condition, évidemment, de bien vouloir se laisser prendre au jeu et se faire chahuter dans tous les sens par une oeuvre n’en ayant que faire des attentes et des exigences des cinéphiles. Mais le plus impressionnant dans le cas de Rubber, c’est peut-être qu’autant l’artiste français avait la vision nécessaire pour aller au bout de ses idées sur papier, autant ce dernier appuie ses élans d’une mise en scène des plus raffinées n’ayant rien à avoir avec le niveau de qualité souvent assez dérisoire auquel le genre nous a habitués dans sa forme la plus primitive. Dupieux respecta néanmoins, jusqu’à un certain point, les méthodes de production propres à ce type d’initiatives en n’ayant eu recours qu’à l’appareil Canon EOS SD Mak II pour en ériger la photographie en plus d’être parvenu à en compléter le tournage en seulement deux semaines.

Le genre de cinéma dans lequel nous immisce Quentin Dupieux en est évidemment un où les plats principaux se révèlent la plupart du temps tout sauf appétissants. Le dosage des ingrédients fait souvent défaut, la cuisson est rarement à point, et les portions s’avèrent généralement insuffisantes ou beaucoup trop généreuses. Mais malgré une liste de bévues aussi peu négligeables, il demeure facile de trouver son compte dans un tel registre, car c’est en soi ce qui fait - et fera toujours - le charme de ces expériences en apparence peu recommandables. L’exploit du cinéaste aura été dans ce cas-ci de réussir à faire de la grande gastronomie à partir d’une quantité importante de malbouffe. Rubber se révèle ainsi une oeuvre hétéroclite s’imposant d’abord et avant tout comme un plaisir de cinéaste, mais l’un que le principal intéressé aura fort heureusement su rendre contagieux au sein de son public cible. L’atmosphère suffocante et le rythme pesant du présent opus ne seront d’ailleurs pas sans rappeler ceux tout aussi voraces et impitoyables d’un Twentynine Palms. Une vision dans laquelle la musique de Mr. Oizo (Dupieux) et Gaspar Augé du duo Justice vient toutefois se substituer aux silences les plus lourds du film de Bruno Dumont pour servir davantage le genre visité et alléger une facture qui, autrement, aurait pu finir par saboter les intentions de son auteur. Ce sera notamment le cas lors de ce dernier voyage sur les grands chemins où notre pneu (alors réincarné en tricycle) et son armé s’apprêteront à prendre d’assaut les grands boulevards d’Hollywood, ville reine du divertissement cherchant continuellement à tout relativiser, mais qui, malgré tous les efforts de ses représentants, finit toujours par laisser nombre de détails leur filer entre les doigts. Des artisans qui, dans le film de Dupieux, sont sur le point de goûter à une médecine tout sauf douce et apaisante. Un poison qui, étrangement, s’avère franchement revigorant.
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Critique publiée le 7 juin 2011.