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Un été avec Anton (2012)
Jasna Krajinovic

L'été d'une génération qui s'annonce

Par Olivier Lamothe
Un documentaire qui offre à l’auditoire un point de vue privilégié sur une situation donnée, on peut dire, pour l’essentiel, que c’est déjà un film réussi. Lorsqu’il déploie tous ses moyens pour mettre en forme la nuance, et force à admettre humblement que tout n’est pas si tranché au couteau, que son spectacle filmique est tiraillé de questions contradictoires et complémentaires, c’est là qu’il devient cinématographique, qu’il se met au service de l’art et de la représentation. Un été avec Anton, de la réalisatrice belge Jasna Krajinovic, accomplit ce petit tour de force délicat en portrayant la Russie, poutinienne actuellement et qui en portera longtemps les traces, à travers ce qui est porteur de son avenir à moyen-long terme : l’enfance, cette postérité immédiate. 
 
Anton Belakov a douze ans et il vit avec sa babouchka, sa grand-mère qui l’élève, on le devine, depuis la naissance.  Il consomme des produits culturels pauvres, probablement à l’instar d’une majorité d’enfants de sa banlieue aux airs de campagne : de la musique populaire aux rythmes électroniques effrénés et de la télévision pro-Poutine. Pour peu que les personnages parleraient l’anglais au lieu du russe, le film semblerait se dérouler dans une région quelconque du Mid-Ouest des États-Unis. Cet été-là encore, plutôt que de s’amuser librement avec ses copains, Anton à choisi le camp d’entraînement Kaskad, une école militaire où l’on formate la jeunesse à l’orthodoxie chrétienne militariste.
 
Un été avec Anton propose de chausser une paire de souliers hors du commun qui est non seulement celle d’un enfant, mais surtout celle d’un garçon Russe ordinaire en voie de devenir un homme, selon la prescription, c’est-à-dire un sujet Russe ordinaire avec tout ce que ça implique d’idéologie. Cela est une perspective difficile à rendre compte sans tout passer au broyeur, soit, mais la cinéaste et son caméraman, Jorge Léon, ainsi que la monteuse Marie-Hélène Mora, la portent à l’écran avec les gants blancs qu’il faut pour saisir, puis manipuler de telles images. On se préoccupe vraiment de la réalité que l’on filme, et la première et probablement plus importante preuve en est que l’on prend le temps d’installer tranquillement le personnage central dans sa vie quotidienne habituelle. On ne l’étouffe pas de simplification grossière, on l’étoffe. On montre ses rapports conflictuels, mais au fond pleins d’amour, avec sa grand-mère qui le chérit comme la chose la plus précieuse de l’univers. Comme elle le lui dit si bien, lorsqu’elle ne sera plus de ce monde, il ne restera plus personne d’autre à Anton pour l’embêter. Ainsi, pour les quelques moments plus arrêtés sur la parole directement adressée à la réalisatrice, s’il préférait que sa mère « arrête de  picoler et de traîner dans la rue », comme pour se protéger de la souffrance qui vient avec le rejet, Anton prend bien soin de signifier qu’il dédaigne ses parents, eux qui l’ont à peu près abandonné à lui-même et la babouchka.  Mais Anton est aussi ce garçon qui fait les courses pour aller acheter du saucisson de moindre qualité. Il se baigne à la plage avec les camarades et, entre deux reportages télévisuels sur les contrats d’armement, demande à se faire raconter des histoires. Toujours soucieuse de bien s’imprégner de cette  écologie si particulière, c’est à hauteur d’enfant que la caméra regarde le monde, comme Anton en l’occurrence.  
 
Puis, petit à petit, comme inévitable, la véritable tournure dramatique opère. L’arrivée au centre d’entraînement militaire, sous une forme différente, à la fois par contraste, à la fois en continuité, réitère toute la mise en place du film : quitte à accélérer artificiellement le processus, Anton est destiné à devenir un homme de son pays. De cette façon, à la petite école du centre d’entraînement, bien au garde à vous pour saluer l’instituteur Camarade Capitaine, la leçon du jour consiste à apprendre qu’être un homme consiste à se tenir avec dignité et force, que l’ennemi est terroriste et que le terrorisme est islamiste, démonstrations vidéos brutales à l’appui. Les musulmans ont-ils le choix de tuer? demande-t-on; on ne soigne pas un chien enragé, conclu-t-on. Mais l’entraînement militaire, c’est aussi, bien entendu, toute la mécanique disciplinaire que l’on entretient, afin d’obtenir un bon soldat : rangs, inspections, simulations d’attaques sur champ de bataille, techniques martiales de combat au corps à corps et maniement d’armes. Discipline, alertes, branle-bas de combat. Inspections et simulations d’attaque. Discipline encore, push-ups et drills, le tout couronné d’allégories religieuses et de la prière de fin de repas. Mais d’abord et avant tout, « Je sers la Fédération de Russie », comme le rappelle le capitaine. Ce sont autant de gestes qui semblent décalés pour des charpentes frêles et enfantines, des gestes qui donnent l’image d’un vêtement légué trop tôt par un grand frère. Sauf que c’est ça la vie pour Anton, et c’est ça la vie pour 60% des garçons de son âge qui fréquentent ces écoles militaires durant les vacances d’été. La franche camaraderie transformée en collégialité. 
 
Le documentaire, donc, devient du cinéma au sens fort du terme, alors qu’il se détache de la réalité purement photographiée (sans la renier non plus, sans la dénaturer complètement). De cette façon, l’imaginaire que met sur pied Un été avec Anton au montage, c’est-à-dire à l’étape ultime de réécriture du projet, devient une possibilité de rêver à même le train-train quotidien pêché sur le terrain. Par exemple, si l’utilisation narrative des histoires racontées par la grand-mère  surprend déjà, leur utilisation pour fins d’abstractions allégoriques est d’autant plus enlevante et révélatrice qu’on a construit jusque-là plusieurs tentatives de mettre à jour l’indicible. Parler de ce qui ne se raconte pas autrement que par une histoire, comme les contes de la babouchka qui détiennent une réserve symbolique précieuse pour la postérité.  
 
Ce gigantesque manège social invisible, aux lois plus ou moins bien définies mais résolument complexes, le travail cinématographique de Jasna Krajinovic le réinterprète allègrement pour en faire un portrait idéel, partiel, bien entendu. En prenant part activement à un moment dans la vie d’un être humain (et littéralement à sa hauteur!), Un été avec Anton rappelle qu’il y a des façons de faire du cinéma politique, d’aborder le politique, en laissant au vestiaire la facilité  pamphlétaire qui cède à l’indifférence une fois la charge virulente estompée. En ne fabriquant pas de dégoût hermétique pointant une situation qui est à priori choquante, mais en forçant plutôt le spectateur à s’attacher aux personnes filmées, on obtient certes le plus confrontant, mais on obtient surtout le plus pertinent de l’expérience du politique au cinéma. 
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Critique publiée le 16 novembre 2012.