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Tout ce que tu possèdes (2012)
Bernard Émond

Incertitude morale

Par Alexandre Fontaine Rousseau
On commence à connaître sur le bout des doigts les « commandements » du cinéma de Bernard Émond : l'importance fondamentale de l'enracinement, de l'héritage et de sa transmission, de la culture véritable s'opposant à la marchandisation du monde. Ces nobles valeurs, qu'Émond défend avec une admirable gravité, s'affirment toujours plus clairement avec chaque film, chaque texte que signe le plus intouchable des cinéastes québécois contemporains. Or, cette conviction morale - juste, essentielle - n'est pas nécessairement irréprochable; et, à force de répéter les mêmes idées, on risque de devenir moralisateur, « donneur de leçons ». Tout ce que tu possèdes, tout comme l'était Contre toute espérance, est un film peut-être trop direct, trop didactique pour son propre bien; et l'austérité monastique de La neuvaine, de La donation, s'y fige en une sorte de rigidité, de sévérité à la limite autoritaire.

Mais Émond, même quand il prêche par excès de conviction, demeure pertinent : on peut remettre en question le ton, trouver la forme un peu lourde ou même, si ça nous chante, suspecter l'infatuation qu'il entretient pour les « bonnes vieilles valeurs » d'être au fond un brin réactionnaire. Mais on ne peut nier la rigueur de sa pensée ou le fait que, film après film, Émond pose un regard encore trop rare dans le cinéma québécois sur la société qu'il filme, proposant un discours politique qui a ce mérite de ne pas émaner de sujets ouvertement politiques. Le politique, chez Émond, est ramené à une dimension éthique qui prend racine dans les choix individuels. Prendre une décision personnelle, chez lui, équivaut toujours à faire un choix de société.

Or, la mécanique du scénario semble ici légèrement forcée, comme si la réalité créée par le cinéaste servait exclusivement à mettre en valeur son discours. Les personnages, au fond, manquent de densité, de vérité, et ce, même s'ils ne sont pas dépourvus de complexité. Ils semblent servir le propos, le subir comme si leur existence toute entière n'était qu'un prétexte au déploiement d'idées les dépassant; il y a en effet, dans la logique même des événements, quelque chose qui semble cousu de fil blanc. Tous ces éléments qui coïncident et aiguillent le film vers sa conclusion cathartique paraissent précipités, comme si seule l'accumulation de crises aux portées symboliques évidentes pouvait donner un sens à la vie de Pierre, personnage incolore aux angoisses informes - tout juste bon à canaliser les préoccupations de l'auteur.

Voici d'ailleurs une contradiction qui mérite d'être soulevée : si le discours d'Émond repose en grande partie sur l'importance qu'il accorde à l'humain, à cette place fondamentale qu'occupe selon lui l'individu dans l'ordre social, n'est-il pas paradoxal que son écriture réduise ainsi l'individu au statut d'objet de son discours? C'est un peu comme si, à force de vouloir expliciter par l'entremise de drames individuels leur portée sociale, l'auteur en était venu à voir ses personnages comme des outils servant simplement à exposer ses théories. Il y a ici un étrange conflit, entre l'aspect éminemment cérébral de sa démarche et la nature des émotions qu'elle cherche à évoquer - conflit qui trouve peut-être son expression la plus probante dans ce jeu d'acteur dont la retenue pieuse désamorce tout naturel.

Heureusement, la mise en scène dresse encore des liens sensibles entre ces êtres divisés, aliénés par la force des choses et l'ordre social, avec une émouvante sobriété qui ne fait qu'accentuer la valeur profonde de ces contacts fragiles sur lesquels se pose avec affection le regard d'Émond. Par exemple, lorsque Pierre observe sa mère sans oser s'en approcher, le cinéaste leur refuse une authentique rencontre par l'entremise d'un plan commun : elle reste seule, isolée dans cette image impeccablement cadrée qu'observe le fils, incapable d'aller vers elle, de prendre place à ses côtés. Lorsque, plus tard, le cinéaste les cadre ensemble, il souligne par ce simple détail leur réconciliation silencieuse. Car c'est encore au lien, perdu et retrouvé, qu'Émond consacre son film; et c'est dans la figure d'une fille, qu'il a abandonnée avant sa naissance et avec laquelle il renoue temporairement, que Pierre trouve un salut, un remède à l'indifférence, cette maladie du monde moderne qui menace de l'anéantir.

Malgré ses défauts, Tout ce que tu possèdes demeure ainsi d'une grandeur d'âme, d'une compassion peu commune. Seulement, les enjeux s'y effacent trop souvent derrière des conventions qui, de plus en plus familières, pourraient paraître carrément redondantes si elles n'obéissaient pas à une logique aussi posée. Cette décision que prend finalement Pierre d'aller habiter la terre familiale, de n'accepter de l'héritage de ce père qu'il renie que cette opportunité d'échapper au monde qu'il représente, est la seule que pouvait logiquement prendre un personnage de Bernard Émond. Elle paraît juste, clôt parfaitement le film - et c'est un peu le problème : tout, ici, semble avoir été trop bien orchestré, trop précisément calculé afin que tout se déroule selon le plan.

Or, quelque chose de triste, de désespéré, se dégage de plus en plus clairement de ce cycle naturel qui force les protagonistes d'Émond à l'exil, sous ce prétexte romantique un peu épuisé du « retour aux sources ». Pierre laisse tomber, se sauve du monde et, s'il ne se suicide pas, s'efface après avoir terminé son oeuvre, la traduction en langue française d'un poète polonais qui, lui, a mis fin à ses jours. L'espoir, ici, ne tient qu'à un fil ténu. La question se pose alors : Émond, cinéaste du lien, rêverait-il secrètement d'abandonner ses contemporains à leur triste sort?
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Critique publiée le 2 novembre 2012.